mardi 23 avril 2024

Mégamachine

Le processus d’expansion qui a commencé en Europe il y a cinq siècles se révèle être une histoire qui, pour la plus grande part de l’humanité, fut d’emblée synonyme de déportation, de paupérisation, de violence massive – allant jusqu’au génocide – et de saccage des territoires. Cette violence n’est pas révolue. Il ne s’agit pas d’une maladie infantile du système mais de l’une de ses composantes structurelles et durables. Ce qui se profile à l’horizon, la destruction des conditions de vie de centaines de millions d’êtres humains par l’aggravation du changement climatique, nous le rappelle aujourd’hui.

Pourquoi la plupart des humains ont-ils accepté que se constituent des élites qui règnent sur eux et s’emparent d’une partie de leurs revenus, sous forme d’impôts, pour financer des armées et construire des palais colossaux ? Pourquoi les humains ont-ils admis que ces élites puissent réglementer leurs rapports et même disposer de leur vie ? Comment et pourquoi, pour le dire en un mot, les humains ont-ils appris à obéir ?

Voilà ce qu'écrit Fabian Scheidler dans son précieux et précis La fin de la Mégamachine, livre fondamental que nous vous recommandons expressément de lire et de faire lire autour de vous. Fresque enlevée retraçant cinq mille ans d’histoire humaine, de la Protohistoire à aujourd’hui, en insistant plus spécifiquement sur les cinq derniers siècles, l’ouvrage éclaire les évolutions qui ont conduit à notre monde ainsi que les moyens d’échapper, peut-être, à cette destruction.

Pour celles et ceux que rebuterait l'ascension de ces impitoyables 624 pages, une excellente synthèse de l'opus est accessible sur le site A Contretemps. Rédigée par Sébastien Navarro, elle constitue un très bon résumé d'un ouvrage qui permet de comprendre le genre d'enfer dans lequel nous vivons et l'ensemble des raisons qui nous y ont mené.


mercredi 17 avril 2024

Dans les têtes

La morne succession des jours semblables en régime techno spectaculaire, a fortiori quand on se laisse flotter dans ce courant volontairement lénifiant, a tendance à nous faire oublier l'âpreté d'un réel - celui du visage aussi véritable que violent du Spectacle -, où nos maîtres veillent soigneusement à ce qu'aucune tête ne dépasse. Ce salubre rappel de Reporterre en est une preuve supplémentaire. 

"Interpellations brutales, gardes à vue interminables… 17 personnes ont été arrêtées le 8 avril dans le cadre d’une action contre Lafarge en 2023, avec les moyens « disproportionnés » de l’antiterrorisme. Elles racontent.

Il est 6 heures du matin, en région parisienne, lundi 8 avril, lorsque Guillaume est réveillé par le bruit des « coups de bélier », puis par « l’énorme fracas » de la porte « défoncée » de l’un de ses voisins. Quelques minutes plus tard, il entend une deuxième tentative d’intrusion chez un autre de ses voisins. Après deux erreurs, l’équipe de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI) parvient finalement devant son appartement. En ouvrant la porte, Guillaume se retrouve nez à nez avec un fusil d’assaut pointé en sa direction.

« À terre, retourne-toi », lui crient les agents cagoulés. En quelques secondes, l’enseignant se retrouve à plat ventre, les deux mains menottées dans le dos. « Ils commencent à se déchaîner », raconte-t-il. Coups de poings et de pieds dans les côtes et le ventre. « Allez, une petite dernière », lui aurait lancé un agent de la brigade avant de lui asséner un coup de poing dans l’arcade, avec un gant coqué. Sur le compte-rendu médical établi le lendemain de sa garde à vue et que Reporterre a consulté, le médecin note plusieurs hématomes au niveau des côtes et du visage."

La suite se lit sur le site de Reporterre.

vendredi 12 avril 2024

L'obscène et l'enfant

 


Était-ce une particularité de mon caractère ? Était-ce dû à l'éducation dispensée par des parents sensibles à la question sociale ? Ou s'agissait-il d'un épisode traumatique plus ancien que j'avais oublié ? Enfant heureux et rêveur, avide des univers imaginaires que me livraient la littérature, la BD et le cinéma, je n'ai pourtant jamais oublié cette Blanche Neige à l'air emprunté qui apparût dans le jardin d'un camarade, à l'occasion de l'anniversaire qu'avaient organisé ses parents pour ses huit ans. Avec elle, une demi- douzaine de comédiens avaient été embauchés pour jouer les personnages préférés de notre génération.

Dans le jardin de leur luxueuse villa, entre gâteaux ventrus et musique incessante, nous pûmes frayer avec Peter Pan, Robin des Bois et, parmi quelques autres, le terrible capitaine Crochet. Pourtant, loin d'être émerveillé par ces apparitions, je passais l'après-midi à observer avec circonspection une Blanche Neige aux yeux cernés, un Robin des Bois qui sentait la transpiration et un capitaine Crochet avec de sérieux problèmes de peau.

Pour être franc, je ne m'offusquais pas de ces odeurs, ni de cette carnation tourmentée. C'était plus complexe : ces manifestations trahissaient leur humanité et m'amenaient à ressentir une gêne confuse à l'idée que des adultes soient obligés d'accomplir une telle activité. En outre, j'avais surpris la mère de mon camarade tancer Blanche Neige à plusieurs reprises pour lui reprocher son manque d'enthousiasme.

Est-ce que l'usage d'un déodorant, d'anti-cernes, ou la consultation d'un dermatologue aurait changé la donne ? Avec le recul, j'en doute. Chez le petit garçon que j'étais, persistait la sensation, certes imprécise mais bien présente, que ce merveilleux là (ce que je ne savais pas être encore les produits dérivés de la culture de masse) semblait ne devoir se manifester qu'avec effort, par le biais de personnes qui effectuaient un travail pénible, loin de la passion et de la joie qui constituaient l'essence même de ces êtres mirifiques. 

Quelque chose clochait. Du haut de mes huit ans, je me disais qu'on ne doit pas souffrir quand on est Peter Pan, que Blanche Neige ne doit pas se fatiguer ainsi, et surtout, que personne ne doit être obligé de faire croire qu'il est Robin des Bois quand, visiblement, il n'a aucun plaisir à grimper à un arbre.

À sa façon, cette après-midi fut fondatrice. Cette gêne, l'impression de surprendre un acte vaguement obscène, a resurgi chaque fois que je me suis trouvé face à un semblable spectacle. Plus tard, bien sûr, j'ai pu mettre des mots sur ce malaise. Ce que j'avais senti cette après-midi là était l'odeur que perçoivent, malgré eux, les bambins qui vivent ce genre d'expérience : celle d'employés sous-payés et fatigués ; l'exhalaison que la grosse gueule du Capital laisse sur la soie de songe des enfants. C'est cet étrange remugle que le petit garçon que j'étais avait perçu lorsque que Blanche Neige avait franchi d'un pas incertain la porte du local à piscine des parents de Lucas Bernardini.


lundi 25 mars 2024

L'irrationalité mythique

                                                                        

Glané sur le site Un et Commun, cette remarque, dont la pertinence n'a d'égale que celle des autres et nombreuses citations rassemblées régulièrement sur ce blogue par l'excellent Steka.

La souffrance, en tant qu'elle a une cause sociale, met d'autant plus en cause la domination qu'elle en expose l'arbitraire de manière flagrante et en pointe l'irrationalité. Elle est la preuve vécue que ce que l'on fait passer pour une organisation rationnelle de la société, fondée sur les lois immuables de l'économie, relève en réalité d'une irrationalité mythique que rien ne peut justifier en dernière instance. (Théodor Adorno)

A ce sujet, en lisant le Monde du 24 mars, on apprendra, avec un amusement dénué de toute surprise, que le théologien américain Harvey Cox, lisant, sur les conseils d'un ami qui lui avait assuré que c'était le meilleur moyen de comprendre la marche du monde, les pages du Wall Street Journal et celles, économiques, de Time ou de Newsweek a fait le constat suivant : "Je m'attendais à une terra incognita et je me suis au contraire retrouvé au pays du déjà-vu. Ces pages ressemblaient étrangement à la Genèse, à l'Epitre aux Romains, ou à La Cité de Dieu, de saint Augustin."

 

jeudi 21 mars 2024

Lourde & Lente

 

 

à André H., in memoriam

Une campagne de France. Au-delà de la ligne Bordeaux-Lyon. Un parc où les odeurs de lierre et de houx se mêlent harmonieusement à celles d’une terre humide et brune. Très douce, la pénombre est celle des grands arbres domestiqués de ce lieu qui hésite entre le faux naturel anglais et l’orgueilleux agencement d’un jardin à la française. Sur une des terrasses, une jeune femme m’attend. Elle a les cheveux châtains, légèrement ondulés. Elle a mis ses mains dans les poches d’un long manteau de laine noire. Je devine un haut de même couleur, des jean’s et des bottines de cuir marron. Son regard est d’un bleu qui n’a pas renoncé à une certaine mélancolie, ni à l’idée de ralentir le temps ou, du moins, à en extirper toute notion d’utilité. Derrière elle, le château où elle habite est une gentilhommière du XIVe siècle, restaurée par un industriel de la Belle Époque, oublié depuis. La jeune femme me regarde. Un sourire très pâle se devine sous ses pommettes. Elle m’attendait. Il règne autour d’elle un long parfum de sieste. Celle que l’on fait les yeux ouverts, dans le tic-tac paisible d’un été qui ne se dérobera jamais.


jeudi 29 février 2024

Dans la forêt

                        

                                   Elisa & André Breton, 1950

 

 

vendredi 16 février 2024

La forme d'une ville

 

 

Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville change plus vite, hélas ! que le coeur d'un mortel). Dalio et Bernard Alane bercent nos souvenirs dans cet extrait d'un antique feuilleton diffusé sur la première chaine nationale en 1975. Dans les rues, l'hiver semble devoir ne jamais finir.

 

dimanche 17 décembre 2023

Pièces & Main d'Oeuvre causent

 

 

Celles et ceux qui souhaitent débattre avec les camarades de Pièces & Main d'Oeuvre le pourront à l'occasion de trois causeries données par ces derniers à l’université d’hiver des Croquignards, à La-Roche-de-Rame, près de Briançon (05310), les vendredis 12 janvier, 2 février et 22 mars 2024. Les thèmes de ces causeries : « Technologie - Technocratie - Transhumanisme ».

Contact : contact.pmo@free.fr

P&MO
c/o Service compris
B.P. 27 – 38172 Seyssinet-Pariset cedex

jeudi 23 novembre 2023

Un aspect de la lutte


   Un mouvement qui vise à l’abolition de la société marchande ne peut se passer d’un programme positif. Le fait de se sentir entraîné dans une course vers l’abîme n’aboutit pas forcément à une perspective de transformation du système. La réaction peut tout aussi bien consister en un « sauve qui peut », un « mors tua vita mea » (et jusqu’à présent c’est la réaction la plus fréquente), ou encore en un « engagement » froid et moraliste qui, au bout de compte, ramène à la logique spectaculaire : « d’autres s’en occupent déjà » (députés écologistes, guérilleros dans le tiers-monde, organisations humanitaires, chercheurs critiques, penseurs radicaux, etc.). Une vie quotidienne libérée de tous les fétichismes et qui ne projette plus rien de ses propres possibilités à l’extérieur d’elle-même : voilà un but capable de susciter l’enthousiasme et la passion sans lesquels aucune action historique n’a jamais été accomplie consciemment.

Un complot permanent contre le monde entier, Anselm Jappe

 

mercredi 22 novembre 2023

Le soleil a rendez-vous avec la thune


 

Une centrale photovoltaïque couvrant 16,7 hectares va être implantée par la multinationale canadienne Boralex sur les flancs de la montagne de Lure, non loin du village de Cruis. Cette surface artificialisée va être imposée au milieu de champs cultivés, à la place d'une forêt de pin Atlas, rasée à blanc, où nichent le bruant ortolan et le circaète Jean-le-Blanc et autres espèces non rentables. On peut imaginer sans peine l'effet que produiront ces centaines de panneaux sur les flancs de la montagne d'autant plus que des funestes projets de ce genre pullulent ici avec des menaces qui, après Ongles, commencent à planer au-dessus du Revest Saint Martin et du Contadour. 
 
Comme l'explique Isabelle Bourboulon dans un article publié dans Blast : "Dans la répartition régionale du potentiel de développement des projets photovoltaïques, sans surprise le département rural des Alpes-de-Haute-Provence tient la corde : 74 000 MegaWatt-crête (MWc) de puissance à produire, dont 90 % sur des zones à « enjeux forts » (zones agricoles et forestières), sur les 230 000 MWc attendus pour l’ensemble de la région Paca. Autrement dit, en matière de production d’électricité on attend de la ruralité qu’elle vienne au secours des villes et des industries !".
 
L'association Elzeard Lureen résistance, et quelques autres habitants de la montagne, luttent contre cette implantation. Se sont ainsi succédés quatre semaines de blocages de chantier, des recours juridiques, des interventions auprès des habitants et des élus. Des actions qui ont automatiquement suscité la répression : contraventions, auditions libres en série, intervention du PSIG, convocation de journalistes à la gendarmerie, GAV suivies de contrôles judiciaires avec demandes de caution exubérantes et interdiction de sites. Dernièrement, une nouvelle tentative de blocage de chantier a suscité les réactions musclées des vigiles stipendiés par la multinationale Boralex.
 
Deux opposantes à cette installation, Sylvie, 60 ans, et Claudine, 72 ans, seront jugées le 5 décembre prochain au tribunal de Digne. La société Boralex réclame 30 000 euros de dommages au titre des retards du chantier. Les deux militantes risquent également 2 ans de prison pour s’être allongées en travers du chemin des engins de chantier commandés par Boralex.