mardi 22 décembre 2015

Nathalie


Ganté de coton


Laure me tourne le dos. Elle est accoudée à la rambarde qui donne sur la résidence en forme de pyramide inca où elle habite. Nous voilà en juin et le ciel n’a pas encore pris sa teinte de fer chaud. Laure est pâle et coiffe ses cheveux noirs comme une gitane. C’est une danseuse, cela se devine à sa façon de se tenir cambrée, les pieds tournés vers l’extérieur. Elle porte une robe à motifs floraux qui découvre son dos. Je suis troublé par l'ironie de ses yeux bleus. Elle a seize ans, comme moi. Un gouffre.
Laure m’a invité à passer l’après-midi chez elle. Je ne comprends pas ce que je fais ici. Elle est de celles qui, au collège, frayent avec des types qui viennent la chercher en voiture. Pour elle, je ne peux être qu'un nain.
Pourtant, il fait nuit dans sa chambre et nous dormons sur des matelas séparés par la seule barrière de ma niaiserie. Le menton posé sur l'oreiller, je regarde pendant des heures son Mont de Vénus, ganté de coton, resplendir sous la lune comme une montagne salée.
Peu m’importe de savoir si je plaisais à Laure. Je sais simplement que date de ces heures mon envie de conserver ces moments : sur le balcon, Laure se tourne vers moi pour me sourire et l’été prend, à jamais, la dimension d’un continent d’encens brûlés. 

lundi 21 décembre 2015

Dolly


Le psaume des paumes


Céline est du même âge qu'Agathe. Timide, brune, elle aussi tolère ma présence à ses côtés. J’ai treize ans, Céline succède à Agathe pour combler ces vides qui ont pris place dans mon esprit.
De petit page, j’ai progressé jusqu’à la place de confident, un poste dont je cultive l'ambiguïté. Je suis trop jeune pour l'entreprendre mais suffisamment âgé pour percevoir certains enjeux. Je suis, avec Céline, d’une curiosité sans bornes. Lors de nos promenades, je la presse de questions. Céline répond comme elle peut, gênée par la précision de mes demandes. Soit, je ne la toucherai pas mais au moins me paye-t-elle de mots.
Elle habite à Paris et, comme moi, vient en vacances dans ce village où vit une partie de sa famille. C’est une fille indolente alors que, depuis quelques années, mes hantises ont excité une frénésie de lectures qui m'a transformé en un singe bancal. Pendant l'année scolaire, il nous arrive d'échanger des lettres. Le lycée l'ennuie, sa banlieue de Saint-Ouen m'apparaît morne et très mystérieuse. Je comprends peu à peu que les livres me laissent loin de l’organique. Il me faut en rabattre et accepter que Céline, toute jugée qu’elle soit, possède certaines clefs.
A sa façon, elle m’initie. En secret, l'été, elle m'accepte dans son lit pour des sommeils très sages. Nous chuchotons, elle s'endort, je veille, hanté par son odeur.
À quinze ans, je viens à Pâques en compagnie d’un ami. Il peint, je veux écrire. Nous avons fait le projet de nous retirer quelques jours au village pour travailler. Nous sommes seuls. Ma grand-mère, qui passe l'hiver dans le sud, nous a prêté sa maison. Céline est venue aussi, je la vois entre deux séances de travail. J'ai vécu quelques amours, des soutiens-gorges défaits, de longue séance de baisers. Je suis fiévreux, brutal, j'ai le sang pourri d'envies.
Céline a sentit mon nouvel état et il me faut protester dur pour la convaincre de dormir avec moi comme nous le faisions avant. Un soir, enfin, nous abandonnons mon ami devant la TV pour aller nous coucher. Lié par mon pacte de non-agression, je diverge mon envie à l’aide de mots et, comme à mon habitude, la presse de questions. Je suis nerveux, il m'arrive de bégayer. Céline comprend qu’il lui faut abandonner un peu de chair à ma soif.
Lorsque je lui demande de m’évoquer, de la façon la plus précise possible, les sensations qu’éprouve une femme dans l’acte, elle entreprend de me décrire, d’abord à l’aide de mots, puis ensuite avec ses mains, l’apparition du désir et l’ouverture progressive de la corolle.
Je ne garde pas, de ma vie, plus doux souvenir que ce geste qu’elle fait pour illustrer son propos. Dans la pénombre de la chambre, éclairées par la lumière de la lampe de chevet, ses mains fines et blanches s’élèvent pour se joindre à la façon d’un fourreau avant qu’elle ne me demande, à voix basse, de glisser ma propre main entre les siennes pour sentir, dans l’incroyable douceur de ses paumes, la lente ouverture de son sexe. 

Sauter à l'élastique


Je la regarde quitter le jardin. C’est une journée aux teintes délicates. Au sud, dans le ciel, quelque chose de pâle incite à la méditation. « Finalement, me dis-je avec la sensation que le désespoir est en train de me ravager méthodiquement, je la comprends. Qu’aurait-elle fait de nous ? Mes élans l’auraient encombré jusqu’à l’indigestion. Qu’aurais-je fait d’une femme comblée jusqu’à la nausée, une femme à qui j’ai donné suffisamment de trouble pour vingt ans de conjugalité supplémentaire ? Rien, j’aurais tourné coq de sous-préfecture, sauteur à l’élastique, poète municipal. L’horreur. »
Rue Lacepède, alors qu’un chien au regard rieur se soulage contre le mur d’une épicerie, je me force à penser à elle comme à une étrangère. « - Elle est de celles qui n’ont besoin que d’une seule perle pour regarder le néant. C’est bien. Moi, j’en suis incapable. »

dimanche 20 décembre 2015

Anna


L'eau et la craie


Place Denfert-Rochereau, l’air est toujours calme. Il règne, dans ses alentours, une torpeur suave qui saisit le promeneur dérivant dans ce quartier. La nuit y connaît une immobilité à laquelle j’ai toujours été sensible. Cette absence de mouvement, si opposée aux courants qui parcourent les quais de la Seine, possède une douceur qui favorise chez moi, par une alchimie qui ne se livre pas immédiatement, des souvenirs très mélancoliques. L’aimant qui génère ce ralentissement de l’air est situé sous la place, dans des galeries creusées dans le calcaire.

Catacombes... Je ne saurais continuer à écrire ainsi sans évoquer le choc que causa ma première descente. Ma vision de l’amour, déjà hantée par la perte, se voyait renforcé par ces empilements de crânes. En cheminant dans ce labyrinthe, je me laissais troubler par ces vies disparues. Galopades au petit matin, calculs de taverne, angle de salon, émoi sous les feuillages, pavés des ruelles, sables des quais, chandelles, plumes, la faim au coin de la rue du Pot de Fer, lèvres pressées contre d’autres lèvres, dettes de jeu, espoir placé dans un vieil oncle… il ne restait plus de ce peuple là qu’un silence orné de craie mouillée. 

Je suis hanté par ce lieu dont l’immobilité ne cesse de vibrer à chaque fois que je touche une peau. Pour moi, l’amour ne saurait se passer de ce parfum de craie.

jeudi 17 décembre 2015

Les odeurs de l'amour



S'il est un plaisir
c'est bien celui de faire l'amour
le corps entouré de ficelles
les yeux clos par des lames de rasoir

Elle s'avance comme un lampion
Son regard la précède et prépare le terrain
Les mouches expirent comme un beau soir
Une banque fait faillite
entraînant une guerre d'ongles et de dents

Ses mains bouleversent l'omelette du ciel
foudroient le vol désespéré des chouettes
et descendent un dieu de son perchoir

Elle s'avance la bien-aimée aux seins de citron
Ses pieds s'égarent sur les toits
Quelle autombile fille
monte du fond de sa poitrine
Vire débouche et plonge
comme un monstre marin

C'est l'instant qu'ont choisi les végétaux
pour sortir de l'orbite du sol
Ils montent comme une acclamation
Les sents-tu les sents-tu
maintenant que la fraîcheur
dissout tes os et tes cheveux
Et ne sens-tu pas aussi que cette plante magique
donne à tes yeux un regard de main
sanglante
               évanouie
Je sais que le soleil
                               lointaine poussière
éclate comme un fruit mûr
si tes reins roulent et tanguent
dans la tempête que tu désires
Mais qu'importe à nos initiales confondues
le glissement souterrain des existences imperceptibles
il est midi

Benjamin Peret, Le Grand jeu.


mercredi 16 décembre 2015

Salut Alphonse, je compte sur toi.


L'humidité et le mouvement

Petit garçon aux yeux d’adulte je quête, dès dix ans, une tendresse trouble chez les filles plus âgées que moi. Je sens vite combien mon apparence, associée à la précocité de mes questions, trouble celles que j’aime.
Agathe a quinze ans et un corps déjà fait. Agathe est blonde, avec des yeux marrons qu'effleure un strabisme divergent. Nous sommes assis, avec sept ou huit gamins, sous les marronniers de la place. Il y a l'ombre des arbres et celle de l'église fortifiée. Agathe est assise face à moi, le dos appuyé contre le marronnier, les genoux remontés. Je vois sa culotte qu’elle ne songe pas à me cacher. Agathe qui s’offre ainsi. Agathe que je suis sans cesse et qui me tolère à ses côtés. Agathe dont les amours me sont connues. Agathe qui protège cet enfant songeur, mouche du cœur agitée d’incompréhensions.
C’est l’été de l’enfance. Nous nous retrouvons dans la magie des jeux d’estive : cabanes, secrets, course dans les bois. Autour de nous, il y a le Ségala, un chevauchement de collines d'où sourd un bon millier de sources. Fougères, schistes argentés, hêtres et châtaigniers. Mes ancêtres ont leurs tombes ici, ces fosses nervurent le temps qui m'entoure depuis ma naissance.
Il y eut de beaux débuts : le curé du village, ancien missionnaire au Laos, a organisé un goûter dans la salle paroissiale. Les bouteilles de limonades sont posées sur la toile cirée avec la boîte en fer blanc des biscuits Lu. Nous sommes une quinzaine d’enfants de tout âge, piaillant, biscuit en main, les lèvres brillantes de sucre. Par la fenêtre, le jardin étend son herbe jusqu’au noyer. Derrière le mur, on aperçoit le dos du Christ et le poilu du monument aux morts. Le curé au visage rose slalome entre les enfants et tape dans ses mains en nous encourageant à manger et à boire.
Agathe et moi sommes assis dans un fauteuil. Nous ne buvons pas, nous ne mangeons pas. Serrés l’un contre l’autre, nous tenons, moi de la main gauche, Agathe de la main droite, une bande-dessinée. Mon bras libre est passé derrière son dos et ma main, glissée dans son soutien-gorge, palpe son sein. Nous ne nous regardons pas, nous n’échangeons pas un mot, les yeux fixés sur les images. Nous sommes sur une île où règne l'alliance d’un garçonnet et d’une jeune fille. Mon désir est si fixe qu’il arrête le temps et les sons de la fête.
Un autre jour, nous sommes cinq avec Agathe, filles et garçons, réunis pour regarder un film dans la cuisine de la maison familiale. Les parents sont absents. Nous avons fermé les volets pour « faire cinéma » et nous sommes assis autour de la table de chêne, face la TV posée sur l’ancienne cuisinière à bois.
Je suis le page d’Agathe, son préféré secret, le piètre qui a touché son sein. Je suis assis près d’elle. Il est normal qu’elle ait posé ses pieds sur mes cuisses pour s'asseoir plus confortablement. Normal que je pose mes mains sur ses chevilles et que, peu à peu, je ne prête plus attention au film parce que, sans qu’aucun regard n’ait été échangé, je me sente autorisé à remonter ma main jusqu’à ses mollets. Il est normal qu'enhardi par l’immobilité d’Agathe, je glisse ma main, les tempes battantes, jusqu’à ses cuisses. Normal, que cette main devienne le centre de mes sensations en poursuivant sa lente remontée pour sentir la chaleur augmenter à l’approche de son sexe. Normal que le bout de mon majeur, puis de mon index, touchent le coton de sa culotte et que, pendant toute la durée du film, je fasse aller et venir très doucement mes deux doigts d’évêque dans le sillon qu’ont creusé l’humidité et le mouvement.

mardi 15 décembre 2015

Carole


Notre barque sous un amas d'étoiles



Nous avons ouvert la maison et posé nos sacs. Sur la place couronnée de marronniers, il y a l'église de pierres grises devant laquelle je jouais gamin. A côté, dans le jardin du baptistère, un pommier frissonne dans la brise.
Le temps de déjeuner et déjà le soleil nous pousse vers le torrent. Nous y descendons par une route qui semble immobilisée par la chaleur. Au fond du vallon, chaque branche se balance comme un salut.
Tu t'es assise sur un rocher près de la cascade pour regarder cette eau aux remous cuivrés. Nous nous baignons avant de faire l'amour sous un énorme rocher. Il me semble que les fées s'arc-boutent aux écorces et que les vieilles civilités s'épanouissent dans les coins les plus inattendus du présent.
Lorsque la nuit vient, le vent a nettoyé les étoiles. Pieds nus, j'écoute un chien aboyer : sa voix dresse les pourtours de la ferme. Sous ce ciel, je ne désespère plus des forces que nous glanons dans les chemins creux.
Depuis la fenêtre de la salle à manger, je devine Pech Merle où André Breton manqua son rendez-vous avec l'homme des collines. Que de chemins seraient nés près de celui qui gagna la rivière, une poignée de ténèbres serrée contre lui ! Entre l'indésirable et le chasseur, un millénaire de rêves aurait été semé. Je regagne notre chambre. Trirème, rafiot, radeau, qu'importe... Je m'allonge contre toi et notre escadre vogue déjà sur les eaux du Tolerme, ses coques calfatées aux lichens du Pont-Neuf.
Voilà le jour et les collines. Je t'ai laissé dormir. Au-dessus de moi, un milan survole les prés puis, piquant soudain, m'effleure les tempes dans un parfum de plumes tièdes. Au loin, les volcans annoncent le beau temps.
Après le dîner, nous quittons le village pour nous offrir le ciel. J'ai trouvé un chemin qui mène à une clairière où nous pourrons étendre nos couvertures. Étayée par la douceur de l'air, ta nuque repose sur mon épaule. Je suis heureux de trier satellites et étoiles avec toi. Dans l'écume de notre sillage, l'odeur de ta peau se mêle à leurs scintillements.
Je repense à la barque que nous formons sous cet amas d'étoiles. Notre navire va à la découverte et fera signal de terre bien avant que nos rêves n'aient été coulés. Nous allons vent arrière et, au roulis près, c'est un plaisir d'aller comme nous allons.

lundi 14 décembre 2015

Sans Rien



L'Empereur Jaune se rendit un jour au nord de la Rivière rouge, escalada le Mont K'ouen-louen et du regard embrassa le sud. De retour chez lui, il s'aperçut qu'il avait perdu sa perle obscure. Il chargea Connaissance d'aller la retrouver, mais ce fut en vain. Il envoya Vue Perçante, mais elle revint bredouille. Il envoya Dispute, qui ne la trouva pas plus. Il envoya finalement Sans Rien, qui la retrouva. « Etrange, se dit-il, que ce soit Sans rien qui l'ait retrouvée ! »

Tchouang-tseu
traduction de Jean-François Billeter 

"L'intérêt que présente une lecture attentive du Tchouang-tseu aujourd'hui tient à tout cela. Il tient surtout au fait que l'expérimentation, la dissolution et la redéfinition de notre rapport à nous-mêmes, aux autres et au monde, ce solve et coagula des alchimistes, ne peut se faire sans l'adoption - expérimentale toujours - de paradigmes nouveaux. Tchouang-tseu nous en fournit en abondance."
 

Marie-France


dimanche 13 décembre 2015

L'époque, à l'oeilleton de la chair

   
Un idéal - à me faire venir sur la langue cet éclair qui efface le quotidien : une femme aux cheveux châtains, au corps menu et dont le visage triangulaire est hanté par d’immenses yeux bleus. Quelque chose d’un peu perdu l’accompagne, égarement léger d’une joie bien présente, d’une blessure qu’elle se garde d’exhiber.
Ce modèle ne m’a jamais hanté, ou à peine, comme une présence légère qui n’appuie que dans le ballet des rencontres. De fait, celles qui m’ont le plus favorablement marqué n’entraient pas dans ce patron et leur belle étrangeté fut un bonheur autant qu’un voyage.
Abouché à leur sexe, ai-je saisis ce que nous abandonnait l’époque ? J'ai compris que meurtris, attaqués de toute part, il nous a fallu aimer dans les débris et éviter ces corps composés par d’autres. J'ai compris que notre salive, polluée d’injonctions, n’était pas toujours la notre. Je sais qu'aujourd'hui, l’œil collé à l’œilleton de la chair, je refuse ma propre déréliction en résistant à des inventions si pauvres. Mais je sens aussi que cet écart ne peut plus, à lui seul, être un refuge car comment aimer dans le métier abject, le bourdonnement électronique, la révolte socialement pertinente, toute cette estrapade faite à l’esprit et à la tripe dans un décor qui rend impensable l’idée même de la mort ? Il faut croire, au fond, que le désir a passé son manteau de partisan et adopte les gestes brusques du clandestin.
La nuit a recouvert la ville, de ma fenêtre je regarde les ténèbres dépeupler les rues. Je t’entends m’appeler depuis la chambre. J’aime ta façon de prononcer mon nom. En regagnant notre lit, je pense à cette montagne que nous gravissions au printemps dernier. Alors que nous avions pris un chemin qui aboutissait à une vieille ferme, tu avais désigné un arbuste qui jaillissait de l’amas de pierres. Le végétal flamboyait de baies rouges. : «  Tu vois ce rugissement du feu au milieu des ruines ? C’est nous. » 
 

jeudi 10 décembre 2015

Un rubis dans les décombres



 Avec Manon, si nous n'avons eu rien d'autre que le temps, nous pouvons dire que nous avons su l'employer car je ne conserve pas le souvenir d'une seule minute d'ennui. Est-il possible d'évoquer, nous concernant, ces unions où le désir de "ne pas manger de ce pain là" fut un ferment ? Je le crois d'autant plus facilement qu'au regard de certaines misères contemporaines, nous nous sentions prêts à marcher sur la tête des rois.
L'appropriation de notre propre nature à travers cet amour fut une terrible partie d'éclairs ou aucune blessure ne fut esquivée. Nous avions beaucoup à nous prouver et il est possible que gît là une des clefs du désastre. Sans doute nous manqua-t-il l'intelligence de nos cicatrices respectives et de ce que nous désirions sacrifier à l'autre. Nous avions oublié, et c'est à moi que je jette la plus grosse pierre, à quel point le sens des mots se délite dans le naufrage d'un monde trop peu sensé.
Nous avons lutté sous les arbres, au désert des montagnes, dans des maisons plus ou moins vastes et n'avons emporté avec nous que le goût de la cendre. Notre amour fut à la fois uni et divisé. Il édifia son unité sur le déchirement. Il fut aussi authentique, paradoxalement, et pour une part non négligeable, parce que le poids du passé le garantissait des falsifications d'un présent hostile. Je garde de nos disputes l'éclat pourpre et confus de la douleur ; dans ma main, un diamant me perçait la paume.
L'absence de mensonge, voilà ce que fut notre talon d'Achille. Qui serait encore apte à lire sur les visages verrait dans nos yeux la blessure du soleil. Il n'y a rien de bien extravagant dans le fait de dire qu'avec la fin de cet amour une part de nous est morte.
Je me suis souvent demandé ce que je garderai de cette histoire. Il m'a fallu écarter les évidences - l'absence de regret mêlée au souvenir d'un terrible gâchis - pour évoquer de plus fines sensations : l'orgueil joyeux d'avoir respiré un air rare ; la fatigue, parfois belle ; et ce rubis au milieu des décombres.

Gillian


mercredi 9 décembre 2015

Robocop 21 - Un triste mariage

Glané sur le site des camarades de Pièces & Main d'Oeuvre :
  



« Mais l’impuissance où l’on se trouve à un moment donné, impuissance qui ne doit jamais être regardée comme définitive, ne peut dispenser de rester fidèle à soi-même, ni excuser la capitulation devant l’ennemi, quelque masque qu’il prenne. Et, sous tous les noms dont il peut se parer, fascisme, démocratie ou dictature du prolétariat, l’ennemi capital reste l’appareil administratif, policier et militaire […] qui se dit notre défenseur et fait de nous ses esclaves. »

Simone Weil, Réflexions sur la guerre

A qui profite le crime ? Les fusillades perpétrées vendredi 13 novembre auront permis à la conférence de Paris sur le climat de se tenir dans le calme de l’urgence. La COP 21 s’annonce comme une opération de communication majeure, et c’est une aubaine pour le gouvernement de pouvoir annihiler, sous prétexte sécuritaire, toute voix qui tenterait de s’élever contre sa double hypocrisie. Il affirme vouloir combattre le fondamentalisme islamiste, mais il soutient et arme le régime saoudien, financeur de réseaux djihadistes. 

De même, à mesure que la croisade pour la croissance pousse à des excès toujours plus destructeurs dans tous les recoins du monde, la propagande sur la « transition » et le verdissement du développement industriel se fait plus tapageuse. Gestion écologique et Etat d’urgence convolent aujourd’hui en justes noces, triste mariage de la survie et de la peur.

Nos vies et nos territoires sont le théâtre quotidien des contradictions de l’écologie technocratique de l’Etat, des multinationales et des bureaucraties environnementalistes (c’est-à-dire des promoteurs de la COP 21) : pics de pollution spectaculaires dans les grandes villes ; multiplication des fermes-usines dans les campagnes ; avancée implacable de l’asphalte et du béton sur les terres arables ou les forêts, pour installer de nouveaux
parkings, centres commerciaux et lotissements ; extension des lignes à très haute tension et des fermes d’éoliennes industrielles. L’organisation de la COP 21 vise évidemment à tenter de camoufler tout cela par un rideau de fumée médiatique. Son plus grand intérêt, pour les milieux dirigeants, réside dans la réduction du problème écologique à une seule dimension, la lutte contre les-gaz-à-effets-de-serre-qui-réchauffent-le-climat, alors que la destruction de notre milieu de vie par l’activité économique est un phénomène multidimensionnel. La focalisation sur le dioxyde de carbone détourne l’attention du nucléaire, technologie polluante et meurtrière s’il en est. Quant au mot d’ordre « Sauvons le climat », il jette un voile pudique sur les pollutions et les prédations considérables générées par les projets industriels tous azimuts visant à équiper chaque être humain de smartphones, écrans de toutes tailles et autres objets intelligents. Un des succès les plus remarquables du capitalisme des années 2000 est en effet d’avoir nimbé les Technologies de l’Information et de la Communication d’une aura d’écologie et de durabilité, quand c’est leur prolifération tentaculaire qui est en train de devenir le levier majeur de la dévastation du monde.

En ce qui concerne la « guerre contre le terrorisme », la France suit la même trajectoire que les Etats-Unis en 2001. Guantanamo, Patriot Act, bombardements massifs en Afghanistan ou en Iraq. Loi sur le Renseignement, centres de déradicalisation, bombardements en Syrie. Stratégies aussi désastreuses pour désamorcer le terrorisme qu’efficaces pour vendre des armes et étendre le contrôle sur les populations, réduites à manifester leur impuissance collective par des mobilisations virtuelles. Mais les attentats islamistes continuent, et l’état d’urgence permet de déplacer le conflit en divisant les habitants : ceux qui se calfeutrent chez eux et se félicitent du déploiement massif de l’armée dans nos villes et ceux qui n’entendent se laisser terroriser ni par l’Etat islamique, ni par l’Etat policier. Il permet surtout d’intensifier la répression des mobilisations réelles contre la dévastation de notre monde. 

Les fondamentalistes économiques qui nous gouvernent n’ont pas hésité, eux non plus, à sortir leur kalachnikov. A chaque fois que des oppositions obstinées et sans concession ont vu le jour contre la construction de lignes THT en Normandie (2012), contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (2012 également), et contre le barrage de Sivens (2014), l’État français n’a pas sourcillé : il a écrasé par tous les moyens possibles ces contestations, qui mettent à nu le mensonge sur lequel repose leur écologie ornementale. En automne 2014 à Sivens, après les arbres, il a abattu un homme. C’est à l’aune de cette répression brutale qu’il faut juger les appels à s’approprier les objectifs de la « COP 21 », lancés par le pouvoir à la société civile. C’est à l’aune de cette guerre déclarée aux Zones à Défendre (ZAD) qu’il faut juger les préoccupations écologiques des élites politiques et économiques. 

Tous ceux qui ne se laissent pas conter que croissance et préservation du milieu naturel seraient compatibles seront partout reçus à la matraque et à la grenade. Face aux 132 morts que Paris vient d’enterrer et que le gouvernement pleure hypocritement, c’est aussi à l’aune de cette violence d’Etat, et du soin qui est mis à faire passer les véritables opposants écologistes pour des terroristes, qu’il faut recevoir les discours des autorités sur la sécurité, la liberté et l’unité. Les nihilistes de la croissance et les nihilistes islamiques constituent les deux faces d’une même fausse monnaie : celle de l’être humain dépossédé de toute maîtrise sur sa vie, condamné à défendre son mode de vie désincarné ou à massacrer ceux qui l’incarnent.

S’il est censé être une réponse à la menace terroriste incarnée par l’islamisme radical, l’état d’urgence sert désormais à réduire au silence tous les individus et groupes susceptibles de troubler la communication du gouvernement. C’est certainement pour préserver l’ordre public qu’un couple de maraîchers bio vivant avec leur petite fille ont subi pendant plusieurs heures une perquisition en Dordogne. C’est pour nous protéger de l’imminence de la menace terroriste que des journalistes travaillant dans des gazettes comme Le Canard Enchaîné ou la revue Z ont été perquisitionnés. C’est pour nous sauver des djihadistes verts que des militants réclamant le désarmement de la police sont assignés à résidence durant toute la durée de la COP 21. Neutraliser celles et ceux qui nous nourrissent sainement, qui travaillent à une presse libre et indépendante et dénoncent le complexe militaro-industriel, telle est la politique du gouvernement.

Ce n’est pas d’unité nationale et républicaine dont nous avons besoin, mais d’union populaire contre le front unifié des banksters, des marchands de pétrole et des politiciens.

Le 12 décembre, retrouvons-nous dans les rues de Toulouse pour dénoncer la double imposture sécuritaire et écologiste du gouvernement.
________________
 
le 29 novembre 2015
Des radicaux non fanatiques

mardi 8 décembre 2015

Lauren


La vitesse des femmes


Tôt happée par la technique, notre jeunesse s’est édifiée sur des étreintes aux crépuscules rapides. Déjà, ce qui se donnait pour un choix n’était qu’un labyrinthe où l’immédiateté était notre seule boussole. Ignobles années 90… Il me fallut peu de temps pour sentir combien la misère du résultat envahissait nos ombres les plus intimes. Aujourd’hui, le doute n’est plus permis : son influence a pesé sur ces rencontres comme une mauvaise odeur.
Ceci étant posé, qu’avons nous gagné à cette faculté d'obtenir instantanément ce qui, il y a quelques années, prenait une journée, une semaine ? Lettres, billets, pneumatiques, cabines téléphoniques... Qu'est devenue l'attente, et donc le désir, dans un monde qui octroie faussement ce que nous croyons convoiter ? Bref, que foutons-nous de ce temps gagné ?
J'aime croire à la vitesse des femmes. Cette faculté de prendre le temps du désir comme il vient, sans jouissances obligatoires. Il y a cette île formée par la conversation, cette lumineuse attention à l'autre, cet archipel de mots décorant l'envie de le sentir.
Dans les films de Truffaut, reviennent souvent, logés dans un dialogue, ces mots : « - Attends, attends... - Oui, j'attends. » Où le désir patiente, attentif à se faire rattraper par le désir de l'autre.

lundi 7 décembre 2015

Magda, peuplée d'étoiles



Magda, peuplée d'étoiles, a su m'acclimater aux eaux de la Seine. Par son souffle, sa peau, cette façon qu'elle a eue de confier le monde à sa générosité, j'ai appris à poser mon sac et à en faire l'inventaire sans hauts cris. Montmartre, où elle habite, est peuplé de silhouettes qui m'ont incité à la vie.

Je dois à Magda le partage de l'or et du rêve, frères mêlés que nous avons promenés depuis la place Clichy jusqu'aux dernières avancées du Ve arrondissement. Magda, blonde jaillie du Paris des années trente, frissonnante de rêves inaccomplis, songeuse d’élite. Ensemble, à la nuit, nous avons vu cette main qui flamboie dans les reflets de la Seine – tribut au bonheur, nous lui avons abandonné un anneau d'or depuis le parapet du Pont Neuf.

Nos dérives, notre mélancolie que la modernité n'arrivait jamais à entamer totalement, nous ont offert de belles résurrections. Il y a eu la rue Fontaine, la rue des Écoles, la rue Navarin, et les formes délicieusement fantomatiques de la rue Saint Eleuthère.

Un d'après-midi d'automne, nous remontons le grand champ des Invalides, le regard aimanté par son dôme, avant de bifurquer en direction du septième arrondissement. Au croisement du boulevard du même nom et de la rue de Grenelles, nous remarquons un anneau qui gît dans le caniveau. Je le ramasse : poinçonné et lourd, c'est une alliance d'homme en or aux formes arrondies. En marchant, nous nous interrogeons sur les raisons de sa présence. Perte ? Abandon ? Nous optons pour une dispute amoureuse où le mari, parce qu'il a découvert l'infidélité de sa femme ou pris la décision de la quitter pour une autre, s'est débarrassé de ce symbole qui, dit Magda à la façon d'Arletty : « devait quand même bien lui peser ». 

Très vite, dans le courant de la discussion, nos pas s'infléchissent vers la Seine et l'idée d'y jeter cet anneau s'impose comme une évidence. Cet or n'est pas bon à garder – sa charge de malheur est par trop évidente - mais il constitue une belle offrande. Nous remontons la rue de Grenelle puis prenons la rue du Bac pour atteindre les quais et rejoindre le pont du Carrousel. Accoudés à son parapet, alors que le soleil a disparu derrière le Louvre, nous faisons un voeu avant d'abandonner l'anneau au fleuve. Nous nous l'avouerons plus tard : ce bref scintillement doré s'engloutissant dans l'eau verte de la Seine nous a délivrés d'un poids dont nous ne pouvons situer l'origine. Je ne sais ce qu'a souhaité Magda mais, pour ma part, j'ai demandé à Paris de nous être favorable.

Magda, à sa façon, m'a soigné. Elle rédigeait, pour les besoins d'un catalogue raisonné, une petite monographie sur l'étrange collection de brimborions que le baron de Rothschild avait constituée autour du thème de la mort.

Depuis Montmartre jusque dans les cafés de la rive gauche, Magda a travaillé à élucider le mystère de cet assemblage de crânes en porte-clefs et d'épingles à cravate ricanantes. Je l'ai aidée à peaufiner certains paragraphes. Nous avons souvent fait l'amour à côté des reproductions photographiques de la collection. Magda s'offrait sans dommage aux côtés de ces mémento mori répandus en éventail à côté du lit. La mort, ainsi réduite à cet éparpillement de brocanteur, s'amadouait. 
 

dimanche 6 décembre 2015

Michelle


Les choses



Ce sont des produits, c'est-à-dire des choses qui impressionnent la conscience des individus. En fait, il serait à peine exagéré de dire que les moeurs d'aujourd'hui sont presque exclusivement déterminées et imposées par des choses.

Günther Anders, L'obsolescence de l'homme.

[et ce blog en est une illustration frappante... NDR]
 

vendredi 4 décembre 2015

Louis de Verdal : aux angles émouvants nos âmes reconnaissantes


Un spectre hante nos âmes déglinguées : la certitude que désormais la société que nous avons construite, ou laissé construire, nous est hostile. Avec nos envies de bonheur, nos fatigues, notre peu d'enthousiasme pour la performance, nous voilà devenu encombrants pour un système qui ne jure que par le retour sur investissement. Utilisés, usés, nous voilà réduits au sort de ces bouts de ferrailles, de ces souches que l'on découvre, ça et là, au détour d'un bois ou d'une décharge. Il est difficile de ne pas désespérer.

Pourtant, face à moi, sur la table, se trouve un emballage de Louis de Verdal. On me l'a offert pour mes trente ans. J'en ai bientôt quarante cinq, voilà quinze années qu'il m'accompagne. C'est une sphère de bois et de fonte contournés que l'artiste a placé sur un socle constitué par un roulement à bille de tracteur. Six sortes de bois en composent le coeur. Le plaisir visuel est immédiat car la couleur et les veines jouent un kaléidoscope fabuleux dans le complexe assemblage des essences. Je me lève pour toucher la sphère comme on caresserait le ventre d'une femme ou vérifierait la qualité d'un travail bien mené. Ma paume est accueillie, j'éprouve du bien-être. Je repense à la forêt, à ses sentiers. Me voilà héritier d'une paix faite de hêtres et de fougères.

Peu à peu, à suivre les méandres de sa surface, ce bien-être s'estompe au profit d'une légère inquiétude, de celle qui nous permet de rester en alerte. Le talent de Verdal est en train d'opérer bien au-delà de la sensation car il n'y a pas que le bois, il y a aussi les larges liens de fonte qui l'enserrent d'une façon qui évoque aussi bien la prison que l'étreinte amoureuse. À présent, je vois la terre, une terre magnifique et bouleversée, une planète que nous mettons tant d'énergie à dévaster. La fonte est là, qui enlace le bois pour que je n'oublie pas que je fais partie d'une espèce qui, non seulement détruit ce qui la fait vivre mais réduit la plus belle part de ce qui la constitue. 


 

Ces qualités éminentes ne suffisent pas à expliquer pourquoi le travail de Verdal vole bien au-dessus des créations que l'on propose à notre admiration. De fait, ses emballages, ses poissons, ses masques, ses visages génèrent un espoir qui manque à bien des œuvres contemporaines. Quand Verdal se promène dans les forêts et les casses en récupérant puis en redonnant vie à ce qui semblait inutile, il nous envoie un formidable message : ce que l'on croyait fichu, suranné, brisé, peut ressusciter de beauté et d'intelligence pour le bien du plus grand nombre.

Cette conviction, chez Verdal, s'exprime sans longs discours ni théorie alambiquée mais avec l'évidence du don : voilà, dit-il, voilà ce que j'ai fait, voilà comment je tente de recoller vos âmes. Car c'est bien de ça qu'il s'agit pour Verdal : de recoller les morceaux. C'est difficile, cela demande beaucoup de travail mais c'est, on l'admettra, une tâche bien nécessaire à notre époque.

Oui, grâce à Verdal, le passé, le dépassé, l'ancien, le mal foutu, le peu compatible perdent leurs hardes misérables pour revivre sous les traits rigolards de ces déracinés qui nous ressemblent tant et que leurs bras ouverts protègent d'une chute malgré leur pas mal assuré. Emballages, poissons à clous, murène boisée... Verdal nous invite à renverser la perspective : ce que nous croyons être un rebut ne l'est pas et il y a donc fort à parier que ce que nous portons aujourd'hui au pinacle constitue le déchet de demain.

Ainsi, si nous nous pensons dépassés, au rancard, si on nous adjure d'oublier le passé, de s'en méfier comme on évite de monter dans un grenier plein de coins d'ombre et de poussière nocives, il nous faut écouter ce que dit ce visage taillé dans un bois laissé pour compte, ce que murmure ce poisson à la souplesse de vieux clou, comprendre ce que chuchotent ces emballages aux allures de terre gaste : que c'est avec des vieux clous et des idées trouvées dans les greniers que l'on se bricolera un avenir digne de ce nom. Dans un temps où l'imagination est amoindrie quotidiennement par un cocktail d'images, de sons, d'enseignements et de lectures au rabais, Verdal nous invite à donner une nouvelle forme à ce nous croyons inutile en nous débarrassant des ordures générées par le culte du progrès. 


 

Pour que personne ne doute de la générosité de Verdal, je ne saurais conclure ce petit texte admiratif sans évoquer une autre de ses réalisations, et non des moindres : cette merveilleuse table aux angles émouvants qui résout, par son absence de symétrie, les problèmes que causent à tout hôte le nombre et la morphologie de ses invités. Ici, à cette table, chacun trouve une place bien à lui, suivant qu'il souhaite manger du bout des doigts, boire un verre ou s'offrir un balthazar de derrière les fagots. Grâce à sa forme, nulle préséance, nulle présidence ou place d'honneur hormis l'égalité des amis. Dîner intime ou tablée généreuse, gros mangeur ou libellule enfantine, Verdal accueille tout le monde à sa table.


jeudi 3 décembre 2015

Angie


Les montagnes bleues



"On me demande pourquoi je vis dans les montagne bleues. Je souris sans répondre", dit Li Po. Eh bien permettez-moi de hasarder une réponse, même si, j'en conviens, un sourire est préférable.

Je suis venu en ce lieu afin d'y accomplir une sorte d'alchimie mentale. Ce que je veux, c'est soumettre toute la réserve de matières accumulées au cours de ces dernières années (connaissances, images, sentiments) à la puissance métamorphosante du feu, et voir ce qui peut en résulter. N'en sortirait-il qu'une petite étincelle eckhartienne, ce serait toujours quelques chose.

Keneth White, Lettres de Gourgounel.

Le secret perdu


Un paysage intérieur hivernal, gelé, sans espoir, prend soudain mouvement, vie et couleurs. Une fin heureuse est exclue, mais l'émotion circule et c'est là l'essentiel.

Anne Gillain, François Truffaut, Le secret perdu.


mercredi 2 décembre 2015

Au café


J'aime venir au « café », à la tombée du jour. Quelquefois, j'ai l'impression, ou peut-être l'illusion, que ce rendez-vous est le lointain reflet de la Table ronde de la légende. Comme s'il y avait eu depuis toujours quelques hommes à se réunir dans la nuit du monde pour refuser le cours des choses. Probablement établie par Apollinaire, cette pratique du « café » a été renforcée et perpétuée, tant bien que mal, par André Breton pendant presque un demi-siècle. Et quel demi-siècle ! Deux guerres mondiales, Auschwitz, le Goulag, la bombe atomique, la guerre froide, la science mise au pas, l'éléphantiasis de la finance mondiale... Et au milieu de tout cela, ce « café », fragile et fantomatique bateau qui n'aura cessé de chercher, contre vent et marée, à garder le cap. Beaucoup de ceux qui avaient désiré être du voyage furent emportés par les terribles tempêtes du siècle, mais, pendant des années, il y en eut toujours de nouveaux à vouloir s'y embarquer.

Radovan Ivsic, Rappelez-vous cela, rappelez-vous bien tout.


De façon moins poétique, on pourra poursuivre cette réflexion sur l'importance de se réunir en lisant le billet de Frédéric Lordon sur "l'état d'urgence".