vendredi 4 décembre 2015

Louis de Verdal : aux angles émouvants nos âmes reconnaissantes


Un spectre hante nos âmes déglinguées : la certitude que désormais la société que nous avons construite, ou laissé construire, nous est hostile. Avec nos envies de bonheur, nos fatigues, notre peu d'enthousiasme pour la performance, nous voilà devenu encombrants pour un système qui ne jure que par le retour sur investissement. Utilisés, usés, nous voilà réduits au sort de ces bouts de ferrailles, de ces souches que l'on découvre, ça et là, au détour d'un bois ou d'une décharge. Il est difficile de ne pas désespérer.

Pourtant, face à moi, sur la table, se trouve un emballage de Louis de Verdal. On me l'a offert pour mes trente ans. J'en ai bientôt quarante cinq, voilà quinze années qu'il m'accompagne. C'est une sphère de bois et de fonte contournés que l'artiste a placé sur un socle constitué par un roulement à bille de tracteur. Six sortes de bois en composent le coeur. Le plaisir visuel est immédiat car la couleur et les veines jouent un kaléidoscope fabuleux dans le complexe assemblage des essences. Je me lève pour toucher la sphère comme on caresserait le ventre d'une femme ou vérifierait la qualité d'un travail bien mené. Ma paume est accueillie, j'éprouve du bien-être. Je repense à la forêt, à ses sentiers. Me voilà héritier d'une paix faite de hêtres et de fougères.

Peu à peu, à suivre les méandres de sa surface, ce bien-être s'estompe au profit d'une légère inquiétude, de celle qui nous permet de rester en alerte. Le talent de Verdal est en train d'opérer bien au-delà de la sensation car il n'y a pas que le bois, il y a aussi les larges liens de fonte qui l'enserrent d'une façon qui évoque aussi bien la prison que l'étreinte amoureuse. À présent, je vois la terre, une terre magnifique et bouleversée, une planète que nous mettons tant d'énergie à dévaster. La fonte est là, qui enlace le bois pour que je n'oublie pas que je fais partie d'une espèce qui, non seulement détruit ce qui la fait vivre mais réduit la plus belle part de ce qui la constitue. 


 

Ces qualités éminentes ne suffisent pas à expliquer pourquoi le travail de Verdal vole bien au-dessus des créations que l'on propose à notre admiration. De fait, ses emballages, ses poissons, ses masques, ses visages génèrent un espoir qui manque à bien des œuvres contemporaines. Quand Verdal se promène dans les forêts et les casses en récupérant puis en redonnant vie à ce qui semblait inutile, il nous envoie un formidable message : ce que l'on croyait fichu, suranné, brisé, peut ressusciter de beauté et d'intelligence pour le bien du plus grand nombre.

Cette conviction, chez Verdal, s'exprime sans longs discours ni théorie alambiquée mais avec l'évidence du don : voilà, dit-il, voilà ce que j'ai fait, voilà comment je tente de recoller vos âmes. Car c'est bien de ça qu'il s'agit pour Verdal : de recoller les morceaux. C'est difficile, cela demande beaucoup de travail mais c'est, on l'admettra, une tâche bien nécessaire à notre époque.

Oui, grâce à Verdal, le passé, le dépassé, l'ancien, le mal foutu, le peu compatible perdent leurs hardes misérables pour revivre sous les traits rigolards de ces déracinés qui nous ressemblent tant et que leurs bras ouverts protègent d'une chute malgré leur pas mal assuré. Emballages, poissons à clous, murène boisée... Verdal nous invite à renverser la perspective : ce que nous croyons être un rebut ne l'est pas et il y a donc fort à parier que ce que nous portons aujourd'hui au pinacle constitue le déchet de demain.

Ainsi, si nous nous pensons dépassés, au rancard, si on nous adjure d'oublier le passé, de s'en méfier comme on évite de monter dans un grenier plein de coins d'ombre et de poussière nocives, il nous faut écouter ce que dit ce visage taillé dans un bois laissé pour compte, ce que murmure ce poisson à la souplesse de vieux clou, comprendre ce que chuchotent ces emballages aux allures de terre gaste : que c'est avec des vieux clous et des idées trouvées dans les greniers que l'on se bricolera un avenir digne de ce nom. Dans un temps où l'imagination est amoindrie quotidiennement par un cocktail d'images, de sons, d'enseignements et de lectures au rabais, Verdal nous invite à donner une nouvelle forme à ce nous croyons inutile en nous débarrassant des ordures générées par le culte du progrès. 


 

Pour que personne ne doute de la générosité de Verdal, je ne saurais conclure ce petit texte admiratif sans évoquer une autre de ses réalisations, et non des moindres : cette merveilleuse table aux angles émouvants qui résout, par son absence de symétrie, les problèmes que causent à tout hôte le nombre et la morphologie de ses invités. Ici, à cette table, chacun trouve une place bien à lui, suivant qu'il souhaite manger du bout des doigts, boire un verre ou s'offrir un balthazar de derrière les fagots. Grâce à sa forme, nulle préséance, nulle présidence ou place d'honneur hormis l'égalité des amis. Dîner intime ou tablée généreuse, gros mangeur ou libellule enfantine, Verdal accueille tout le monde à sa table.


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