dimanche 13 décembre 2015

L'époque, à l'oeilleton de la chair

   
Un idéal - à me faire venir sur la langue cet éclair qui efface le quotidien : une femme aux cheveux châtains, au corps menu et dont le visage triangulaire est hanté par d’immenses yeux bleus. Quelque chose d’un peu perdu l’accompagne, égarement léger d’une joie bien présente, d’une blessure qu’elle se garde d’exhiber.
Ce modèle ne m’a jamais hanté, ou à peine, comme une présence légère qui n’appuie que dans le ballet des rencontres. De fait, celles qui m’ont le plus favorablement marqué n’entraient pas dans ce patron et leur belle étrangeté fut un bonheur autant qu’un voyage.
Abouché à leur sexe, ai-je saisis ce que nous abandonnait l’époque ? J'ai compris que meurtris, attaqués de toute part, il nous a fallu aimer dans les débris et éviter ces corps composés par d’autres. J'ai compris que notre salive, polluée d’injonctions, n’était pas toujours la notre. Je sais qu'aujourd'hui, l’œil collé à l’œilleton de la chair, je refuse ma propre déréliction en résistant à des inventions si pauvres. Mais je sens aussi que cet écart ne peut plus, à lui seul, être un refuge car comment aimer dans le métier abject, le bourdonnement électronique, la révolte socialement pertinente, toute cette estrapade faite à l’esprit et à la tripe dans un décor qui rend impensable l’idée même de la mort ? Il faut croire, au fond, que le désir a passé son manteau de partisan et adopte les gestes brusques du clandestin.
La nuit a recouvert la ville, de ma fenêtre je regarde les ténèbres dépeupler les rues. Je t’entends m’appeler depuis la chambre. J’aime ta façon de prononcer mon nom. En regagnant notre lit, je pense à cette montagne que nous gravissions au printemps dernier. Alors que nous avions pris un chemin qui aboutissait à une vieille ferme, tu avais désigné un arbuste qui jaillissait de l’amas de pierres. Le végétal flamboyait de baies rouges. : «  Tu vois ce rugissement du feu au milieu des ruines ? C’est nous. »