lundi 21 décembre 2015

Dolly


Le psaume des paumes


Céline est du même âge qu'Agathe. Timide, brune, elle aussi tolère ma présence à ses côtés. J’ai treize ans, Céline succède à Agathe pour combler ces vides qui ont pris place dans mon esprit.
De petit page, j’ai progressé jusqu’à la place de confident, un poste dont je cultive l'ambiguïté. Je suis trop jeune pour l'entreprendre mais suffisamment âgé pour percevoir certains enjeux. Je suis, avec Céline, d’une curiosité sans bornes. Lors de nos promenades, je la presse de questions. Céline répond comme elle peut, gênée par la précision de mes demandes. Soit, je ne la toucherai pas mais au moins me paye-t-elle de mots.
Elle habite à Paris et, comme moi, vient en vacances dans ce village où vit une partie de sa famille. C’est une fille indolente alors que, depuis quelques années, mes hantises ont excité une frénésie de lectures qui m'a transformé en un singe bancal. Pendant l'année scolaire, il nous arrive d'échanger des lettres. Le lycée l'ennuie, sa banlieue de Saint-Ouen m'apparaît morne et très mystérieuse. Je comprends peu à peu que les livres me laissent loin de l’organique. Il me faut en rabattre et accepter que Céline, toute jugée qu’elle soit, possède certaines clefs.
A sa façon, elle m’initie. En secret, l'été, elle m'accepte dans son lit pour des sommeils très sages. Nous chuchotons, elle s'endort, je veille, hanté par son odeur.
À quinze ans, je viens à Pâques en compagnie d’un ami. Il peint, je veux écrire. Nous avons fait le projet de nous retirer quelques jours au village pour travailler. Nous sommes seuls. Ma grand-mère, qui passe l'hiver dans le sud, nous a prêté sa maison. Céline est venue aussi, je la vois entre deux séances de travail. J'ai vécu quelques amours, des soutiens-gorges défaits, de longue séance de baisers. Je suis fiévreux, brutal, j'ai le sang pourri d'envies.
Céline a sentit mon nouvel état et il me faut protester dur pour la convaincre de dormir avec moi comme nous le faisions avant. Un soir, enfin, nous abandonnons mon ami devant la TV pour aller nous coucher. Lié par mon pacte de non-agression, je diverge mon envie à l’aide de mots et, comme à mon habitude, la presse de questions. Je suis nerveux, il m'arrive de bégayer. Céline comprend qu’il lui faut abandonner un peu de chair à ma soif.
Lorsque je lui demande de m’évoquer, de la façon la plus précise possible, les sensations qu’éprouve une femme dans l’acte, elle entreprend de me décrire, d’abord à l’aide de mots, puis ensuite avec ses mains, l’apparition du désir et l’ouverture progressive de la corolle.
Je ne garde pas, de ma vie, plus doux souvenir que ce geste qu’elle fait pour illustrer son propos. Dans la pénombre de la chambre, éclairées par la lumière de la lampe de chevet, ses mains fines et blanches s’élèvent pour se joindre à la façon d’un fourreau avant qu’elle ne me demande, à voix basse, de glisser ma propre main entre les siennes pour sentir, dans l’incroyable douceur de ses paumes, la lente ouverture de son sexe. 

Sauter à l'élastique


Je la regarde quitter le jardin. C’est une journée aux teintes délicates. Au sud, dans le ciel, quelque chose de pâle incite à la méditation. « Finalement, me dis-je avec la sensation que le désespoir est en train de me ravager méthodiquement, je la comprends. Qu’aurait-elle fait de nous ? Mes élans l’auraient encombré jusqu’à l’indigestion. Qu’aurais-je fait d’une femme comblée jusqu’à la nausée, une femme à qui j’ai donné suffisamment de trouble pour vingt ans de conjugalité supplémentaire ? Rien, j’aurais tourné coq de sous-préfecture, sauteur à l’élastique, poète municipal. L’horreur. »
Rue Lacepède, alors qu’un chien au regard rieur se soulage contre le mur d’une épicerie, je me force à penser à elle comme à une étrangère. « - Elle est de celles qui n’ont besoin que d’une seule perle pour regarder le néant. C’est bien. Moi, j’en suis incapable. »