dimanche 31 janvier 2016

Origines de l’ombre



Dès l’aube, la mort me désigna les noyés, celle que l'abime attirait et qu’il me fallut porter jusqu’au rivage. Le sel de ces nuits d’escorte me fit comme une cicatrice, un blason orageux. J’étais seul. 

Plus tard, je crû trouver ailleurs de quoi peupler mon âme, on pensa pour moi à d’autres travaux. Voisin de l’éclair, j’avais d’étranges habiletés, et c’était juste : j’attirais les errants. On construisit des totems, je participais aux légendes. 

Je devins refuge, tour puis donjon et quelle que soit la révolte, les insurgés trouvaient toujours une protection. Si l’orge brûla jusqu’à ronger mes fondations, on veilla à ce que la silhouette du château paraisse toujours intacte. La mort revint en désignant ma nuque. Je m’enfuis en tisonnant les flancs du saccage ; il n’y eut aucun pardon pour ces ruines. 

Aujourd’hui, j’arbore une oriflamme qui s’enivre de son propre foudroiement, je ne guette plus le feu, néglige les hautes écumes, j’accepte ma nudité dans une forêt de signes où je désapprends lentement à sculpter mon souffle.

Olga


mercredi 27 janvier 2016

Mourir et puis sauter sur son cheval


J'ai connu David Bosc dans une première vie. Son intelligence et sa modestie tranchaient avec le milieu pseudo-radical que nous fréquentions. Il n'avait pas encore publié Sang lié pas plus que La Claire fontaine, le récit des dernières années d'exil helvétique de Gustave Courbet. A cette époque, il traduisait les six cents pages de la correspondance de Swift avec le Scriblerus Club. Je connaissais déjà son pamphlet contre Aragon et son petit livre sur Georges Darien. Il avait eu la gentillesse de lire un de mes bourbiers et l'avait annoté avec un tact dont je lui suis encore reconnaissant.
Je garde de lui, entre autre chose, le souvenir d'une discussion que nous avions eu, à propos d'Arcane 17, dans un caboulot marseillais. Nous en avions causé avec une identique reconnaissance. Il est peu de dire que ce livre avait eu de l'influence sur lui... Et puis, nous nous sommes perdus de vue. De temps à autres, je relisais ses livres jusqu'à ce qu'Allia publie son Sang lié, récit d'enfance incandescent et fouisseur. J'avais des nouvelles fraîches de Bosc, de bonnes nouvelles. Je me disais : "Avec lui, la véritable littérature existe encore".
Depuis, j'ai lu Bosc comme on va à la montagne : pour s'élever, respirer un air meilleur, pour reprendre pied dans la beauté. Dans un monde où le réel le plus imposé envahit tout, où beaucoup de textes pataugent dans l'eau de boudin quand ils ne moulinent pas de consternants chapelets égotistes, David Bosc, lui, fait honneur à la poésie véritable.
Je me souviens du bien que m'a fait la lecture de La Claire fontaine. Là où un gratteur lambda aurait tartiné glaucque sur les derniers jours du peintre hydropique, Bosc éclaire, à la façon d'un reflet de torrent, la liberté qui charpentait Courbet. Dans ses lignes, malgré tout, malgré la mort, la vie triomphe.
J'ai acheté, ce matin, le livre qu'il vient de publier aux éditions Verdier : Mourir et puis sauter sur son cheval. Bosc parle de Sonia Araquistain, une artiste espagnole de 23 ans, qui, un jour de septembre 1945, s'est jetée nue depuis le troisième étage de son immeuble de Queensway. 
La quatrième de couverture annonce que : "Quand on a vécu son enfance dans une absolue liberté et que l’entrée dans l’âge adulte ne s’est assortie d’aucun harnais, d’aucune obligation ni désir de servir, de consacrer les bonnes heures du jour au travail, aux soins des enfants ou des animaux, alors la faim de liberté se déplace, elle mute, elle trouve aussitôt d’autres murs à quoi se heurter, d’autres insuffisances : la société, bien sûr, la liberté qu’on n’a pas d’y faire ceci, d’y être cela, mais aussi la limitation du corps et la limitation de l’esprit. Poursuivant un désir à quoi rien ne saurait répondre, Sonia amorce un envol qui n’aura pas de fin."
Je l'ouvrirai ce soir, en confiance, heureux d'avoir des nouvelles d'un ami.


mardi 26 janvier 2016

L'éclat


J'écoutais à toutes ses portes, heureux de celles qui s'ouvraient, heureux de celles qui restaient closes. Aurore ou nuit venue, elle me devint, corps et âme, une forêt. Sans fin, je m'y aventure à pas légers, refermant derrière moi les buissons que j'entrouvre.
David Bosc, Sang lié


Je vivais un temps de loup. L'année m'avait laissé épuisé, sans réserve, l'âme sèche. Une accumulation de défaites, de douleurs idiotes. Un gâchis qui me hantait. Je maintenais le corps. Je survivais. Un fil amer parcourant les jours. A l'été, je rejoignis ma famille dans le Quercy. Nous y possédons une maison depuis trois générations dans laquelle mes soeurs et moi avons passé toutes nos vacances.
Je réussis à éloigner certaines tristesses. Le tourbillon des voix, les rires, les préoccupations autres que les miennes, une nourriture roborative me requinquèrent. Le vin de Cahors soignait le plus vif de mes blessures. Je me confiais à l'éclat de son berceau. La nuit, je dormais à nouveau. Je fis des marches précipitées sur le Causse. Il me fallait expulser certaines noirceurs. Je revenais à la maison, la poitrine à moitié libérée.
Un matin, je partis seul en direction du Nord-Ouest, cheminant un moment sur le haut d'une colline avant de descendre dans un vallon encaissé, ancien lieu de culte cadurque que l'église avait récupéré en y bâtissant une chapelle. Là, au milieu des arbres, coule un torrent né sur les premières marches de l'Auvergne. J'ai mes habitudes au pied d'une cascade.
Ce jour là, le temps orageux avait libéré le sentier qui menait à l'oratoire. Je marchais au milieu des châtaigniers sans croiser un seul promeneur. Je retrouvais la cascade comme un soc bénéfique.
Je m'assis sur une des grosses pierres grises aux aplats de mousse qui l'entourent. Au dessus de ma tête, dominant la cascade, un chêne était là depuis ma première baignade. Je me déchaussais, relevais mes bas de pantalons et descendais dans le torrent pour y mouiller mon visage. Je bus un peu d'eau pour retrouver le goût de mica et de fer qu'elle laisse sur la langue. Je regardais l'enchevêtrement de troncs, de fougères et de feuilles qui m'entourait, les roches humides perçant la terre du bois sur les pentes du vallon. Je revins sur la rive et savourais le contact de mes pieds sur la roche parsemée de feuilles.
L'été précédent j'avais passé une après-midi ici avec V. Ce temps ne reviendrait plus. Je regardais l'eau. L'amertume filait dans les rebonds et, peu à peu, le lieu m'accueillait. Un dictame d'eau, de roche et d'écorce. Le présent me redevenait possible.
Je me réjouis du gris sombre de l'orage s'accumulant au-dessus de ma tête. Je me sentais dans un panier onirique. Le pays, immobile, écoutait. Les parfums de pierre mouillée et de l'humus se mirent à changer imperceptiblement. L'orage était imminent. Je posais mes paumes sur le rocher. Il y eut plusieurs coups de tonnerre au-dessus des arbres. Dans le feuillage, une branche se mit à trembler doucement.
La pluie vint, d'abord sous forme de gouttes clairsemées, puis plus drue, constellant la surface du torrent de minuscules éclats d'argent. L'une tomba sur mon avant bras, une autre sur le rocher, une autre encore fit sursauter la branche d'un châtaigner devant moi. Je me levais et mis le chapeau de toile que je conservais toujours dans ma poche avant de m'appuyer contre le tronc du chêne. C'était une de pluie d'été brève et forte. J'étais à l'abri.
Le soleil vint jouer avec les feuilles constellées d'eau puis disparût. Je sentais l'écorce contre mon épaule. Relevant le visage, je laissais des gouttes ruisseler sur mon visage et mes mains. Je me demandais alors : " Pleures-tu ? Me bénis-tu ? Suis-je lavé à nouveau de mes cendres ?" La pluie cessa et un ciel rapide se mit à courir au-dessus des arbres. J'enlevais mon chapeau et descendais à nouveau sur le rocher. J'eu ma réponse.
A mes pieds, sur un carré de mousse fluorescent, je découvris une minuscule feuille de châtaigner d'un brun très pâle ; y était enchâssé un éclat de mica de la taille d'un ongle d'enfant. Le hasard, une fée, avaient constitué ce bijou. La beauté m'absorbait sur son coussin de mousse. Après un temps que je ne saurais dire, je pris l'écrin pour le poser au centre de ma paume. Dans le creux de solitude du bois, je souris, les yeux emplis de larmes. J'étais baigné de merveille. Sauvé.


lundi 25 janvier 2016

La déconcertante évidence



Voici ce que j'ai constaté d'autre : les uns aux autres nous ne trouvons plus rien à nous dire. Pour s'agréger chacun doit exagérer sa médiocrité : on fouille ses poches et l'on en tire à contrecoeur la petite monnaie du bavardage : ce qu'on a lu dans le journal, des images que la télévision a montrées, un film que l'on a vu, des marchandises récentes dont on a entendu parler, toutes sortes de ragots de petite société, de révélations divulguées pour que nous ayons sujet à conversation ; et encore ces insignifiances sont à la condition d'un fond musical excitant, comme si le moindre silence devait découvrir le vide qu'il y a entre nous, la déconcertante évidence que nous n'avons rien à nous dire ; et c'est exact. Non seulement pour la raison que donne Carême, que s'il n'y a plus de cuisine, « il n'y a plus de lettres, d'intelligence élevée et rapide, d'inspiration, de relations liantes, il n'y a plus d'unité sociale» ; il resterait tout de même le vin ; mais plus simplement par celle-ci que la conversation, outre de vouloir cet esprit particulier qui consiste en des raisonnements et des déraisonnements courts, suppose des expériences vécues dignes d'être racontées, de la liberté d'esprit, de l'indépendance et des relations effectives. Or on sait que même les semaines de stabulation libre n'offrent jamais rien de digne d'être raconté que nous avons d'ailleurs grand soin de prévenir ces hasards ; que s'il nous arrivait réellement quelque chose, ce serait offensant pour les autres. 
Baudoin de Bodinat, La Vie sur Terre, Réflexions sur le peu d'avenir  que contient le temps où nous sommes.  


jeudi 21 janvier 2016

Dolly


Une passion déchirante


Le repliement excessif de la conscience sur soi est le premier pas vers la désadaptation du réel. La première condition de l’adaptation au réel est un relatif oubli de soi.
Il y a donc dans l’action une sorte de pouvoir réducteur indispensable à notre propre édification. Elle seule débarrasse les chemins de la personnalisation du trop-plein de nous-mêmes et de ce que notre présence à nous-même a toujours d’indiscret en même temps que de nécessaire.
En forçant hors de soi la paresse égocentrique, le contact du réel comprime la turbulence du désir informe, le contraint à choisir des dessins précis et limités, à passer du somptueux néant des possibles à la réalité dépouillés et forte du réalisé.
La passion du réel est une passion déchirante : nous ne pouvons nous fixer ni dans l’adaptation objective qui nous mécanise, bien qu’elle soit utile à son plan, et nécessaire à notre assiette spirituelle ; ni dans le refus de réaliser, bien qu’il prenne quelquefois une valeur de salut métaphysique. Le pathétique du réel est le pathétique d’une tension irrésolue.

Emmanuel Mounier, Traité du caractère


Se souvenir de Raymond Cousse 1942-1991


C'est assez dire que je ne me sens en rien concerné par le sempiternel débat sur la fonction de la critique. Si l'on tient absolument à m'extorquer un avis sur ce point, je répondrai qu'il est oiseux d'opérer des ségrégations entre les divers secteurs de l'activité littéraire. De mon humble point de vue, éditeurs, auteurs – moi compris, si du moins l'on m'autorise à revendiquer cette autre supercherie – critiques et lecteurs, bref tout l'appareil à produire, vendre et consommer des livres est à fourrer sans appel dans le même sac, puis à bastonner indistinctement, copieusement et sans relâche. On voit donc, et l'on s'en apercevra encore dans l'avenir, que je suis loin d'être raciste à cet égard.
Si j'ai arbitrairement commencé par les critiques, c'est d'une part qu'il faut un début à tout, d'autre part par goût des lieux communs et large propension à enfoncer les portes ouvertes. En tout cas, voilà un domaine où je n'éprouve aucun scrupule à tomber à bras raccourci sur les infirmes, dès lors que je les sens à ma main. J'exprimerai toutefois un regret : celui de n'avoir pas frappé certains de ces hémiplégiques au-dessous de la ceinture, comme c'eût été mon droit, et probablement mon devoir. Un reste d'éducation, je suppose. Mais ce n'est que partie remise.

Raymond Cousse, A bas la critique !

mercredi 20 janvier 2016

Ursula


Le centre de l'été



Le plus grand espoir, je dis celui en quoi se résument tous les autres, est que cela soit pour tous et que pour tous cela dure ; que le don absolu d’un être à un autre, qui ne peut exister sans sa réciprocité, soit aux yeux de tous les seule passerelle naturelle et surnaturelle jetée sur la vie.
André Breton, L’amour fou

- Nous y voilà enfin...
Nous sommes allongés dans un creux d'herbes à quelques mètres du croisement des routes du Tholonet et de Beaurecueil. La chaleur vibre à effacer le ciel. Elle ne laisse à cette matinée d'été qu'un peu de vent pour animer les champs de blé qui nous entourent. Je lève la tête : les rares maisons du paysage semblent clouées par la fournaise dans la terre rouge du vallon. Esther se dresse pour contempler les alentours. D'un lent index circulaire, elle désigne les couleurs écrasées par le soleil.
- Regarde, on est au centre de l'été... En plein dans l'œil de Cézanne... Tu comprends ?
Bien sûr. Nous nous trouvons à l'intérieur d'un triangle dessiné par trois tableaux de Cézanne. La Ste Victoire vue de Gardanne pour le premier sommet, La Ste Victoire vue de la Barque pour le second et La Ste Victoire vue du Tholonet pour le dernier.
- J'ai toujours été persuadée que ces œuvres étaient une balise... Tu vois, ce qui est important c'est de dépasser l'admiration pour entrer dans le mouvement.
De minuscules perles de sueur scintillent sur sa lèvre supérieure. Nous éprouvons la même chose : soudés par la lumière, nous partageons la même grammaire du sel et de la peau.
- Ce qui est important, c'est que nous n'ayons plus besoin des tableaux.
Elle désigne les contreforts recouverts de pins du Cengle.
- Je peux me lever et marcher jusqu'à cette falaise qui nous sépare de la Sainte-Victoire. Je peux la franchir, toucher ses roches, m'accrocher aux branches résineuses de ses arbres et continuer jusqu'aux premières pentes de la montagne.
Elle pose une main sur ma poitrine et entreprend de déboutonner ma chemise.
- En marchant ainsi, j'aurais mesuré le motif à l'aune de mon propre corps. Il n'y aura plus d'intermédiaire.
Sa bouche glisse jusqu'à mon nombril.
- Tu sens la résine...
D'un geste, elle fait glisser son tee-shirt par-dessus la tête.
- Travaillons sur le motif...
Le motif, nous y sommes. En plein dans le passage du temps, je suis aspiré par la langue d'Esther. Ma main glisse, vertèbre après vertèbre, sur sa peau. Je repousse son short et découvre ses fesses. Sa culotte, coincée sous la pulpe de mon pouce, roule au sol comme une balle de coton oiselé. Peu à peu, nous dessinons un cercle dans les herbes qui nous cachent des promeneurs assez fous pour marcher à cette heure de la journée. J'écarte ses lèvres pour que nos âmes envahissent cet œil d'herbes, ce carrefour, ce vallon, la montagne éblouissante, le Sud écrasé d'été, jusqu'à ce que nos deux crânes, enfin, se fendent sous l'épée de notre accord.
J'arrange ma chemise pour que, soutenue par les herbes les plus vigoureuses, elle forme un abri au-dessus de nos têtes. Bédouins étourdis par la chaleur, nous sombrons dans une légère torpeur. Heures lentes de la sieste…
Je sens Esther bouger imperceptiblement. Elle colle sa bouche à mon oreille.
- Tu rêves ?
- Penses-tu !
Il est sept heures du soir. L'air est comme une pêche révélant les parfums. Nous marchons, un peu mélancoliques, sur l'asphalte tiède de la départementale. J'embrasse la main d'Esther. Je ne veux pas me défaire de cet accomplissement. L'air est de plus en plus doux, presque attentif après la bastonnade de l'après-midi. Une nuit d'été se prépare.


mardi 19 janvier 2016

La première chambre des rêves


La route qui mène à Pech-Merle suit les méandres du Célé. Entre les falaises qui bordent la vallée, ce fleuve jumeau du Lot serpente entre de petits champs de maïs et quelques carrés de tabac. Travail paisible de l'eau. Nous savourons à petite vitesse la départementale. Le touriste ici, semble amicalement contrôlé par la douceur du paysage : au milieu des peupliers, les campings que nous croisons ressemblent à des fêtes de villages. A Cabreret, une trentaine de maisons s'alignent au bord de la route. Sur la droite, un panonceau métallique annonce : "Grotte du Pech-Merle, 2 kms". 
 
- Quand j'étais gamine, la montée vers la grotte me faisait déjà préhistorique, dit Mina en négociant les lacets. Je scrutais les arbres, les cailloux, la couleur de la terre et même la forêt d'yeuses qui entoure le site.
Dans un virage, un milan jaillit d’un buisson avant d'aller planer dans le vallon en contrebas.
- Je suis sûre qu'un magdalénien surgira un jour de ces bosquets...
Je sais qu'elle ne plaisante pas. Ce sont ses désirs de petite fille.
Nous arrivons sur le terre-plein d'un parking envahi par les bus et les voitures des visiteurs.
- Tu verras, dit-elle. À l'intérieur, la foule s'efface. 
 
C'est une descente de cent marches vers notre plus ancienne chambre des rêves. Des hommes ont exploré ces boyaux interminables, dessiné des saumons, des mammouths et des chevaux, laissé la silhouette de leurs mains sur les parois avant de gratter le ventre de la terre en traçant des lignes amusées dans l'argile de la grotte. 
 
Même le couple d'américains en K-Way qui nous précède a fini par se taire. Plus loin, un type blond a posé sa main sur sa bouche, comme interdit : il vient de comprendre qu'il est issu de ces microns de poudre rousse jetés sur la parois. Le petit espagnol en pull rouge qui serrait si fortement la main de sa mère n'a plus peur. Muet, il contemple les traces de pas d'un enfant de dix sept mille ans et sent confusément quel jeu fondamental et excitant ce fut de marcher dans cette obscurité. Son visage s'éclaire d'un sourire extatique : sans doute fomente-t-il l'idée de se laisser enfermer dans cette grotte pour rencontrer son frère au plus profond de la nuit. 
 
Mina ne dit pas un mot. Elle m'a prévenu : cette descente est son alcool profond. Je la regarde pendant notre parcours. Il n'y a aucun doute : ses cheveux sont faits du charbon des aurochs.

Pas de grandes envolées à la fin de la visite. Chacun gravit les marches en silence. Ce qui vient de se passer est beaucoup trop intime pour être mis en mots. Cette plongée a ramené en surface les couches profondes de notre limon. Pendant cinquante minutes, une harpe de très vieilles sensations a joué lorsque nous avons collé nos lèvres au premier souffle de la nuit. 
 
En surface, devant l'entrée de la grotte, une buvette propose des sodas et des cartes postales. Retour au présent. Comment pourrait-il en être autrement ? Mina me tend les clefs sans prononcer un mot. Nous repartons en silence, le pare-brise poudré d'or par le soleil couchant. 
 
- Voilà pourquoi je peins, finit-elle par lâcher au moment où nous abordons les premières maisons de Figeac.
J'engage la voiture dans la montée qui quitte la ville. Mina se rencogne contre la vitre et s'endort presque immédiatement. Il est huit heures et le soleil, bien loin de disparaître, effleure encore le sommet des arbres.

Je pense à Pech Merle. C'est aussi simple que ça, tellement évident que plus personne n'y songe. Cette grotte me ramène à l’encoche d'où nous avons jailli, seuls, sans nom, trébuchants sous la lumière, et voilà ce qu’elle me chuchote : "Tu viens de là et le premier acte qui t'a fondé, et te fonde encore, a été de nommer cette nuit pour la peupler d'images."


Beba


lundi 18 janvier 2016

Janvier et ses ombres


Il faudra chercher un cataclysme déjà lointain pour trouver à quoi comparer les temps modernes.
L’Âge d’or, texte d’introduction au film de Luis Bunuel

Janvier donc, mais cela aurait pu tout aussi bien être un autre mois, une autre année. Cela survenait le soir, à l’heure où les ombres et les rumeurs du dehors sont un décor que l’on regrette de trouver hostile. 
 
Il était allongé sur le tapis, à côté du lecteur de disques, un cigare endormi dans la main, le regard adouci par un opus de Grieg. Elle avait envahi le canapé de feuilles manuscrites supportant les notes d’un livre qu’elle projetait d’écrire au début de juillet. Deux lampes, posées près de la bibliothèque, dispensaient une lumière chaude dans le salon. 
 
Cela faisait longtemps, bien avant leur installation dans cet appartement et on peut affirmer – elle le confirmerait – que c’était avant même qu’ils emménagent dans l’étroit studio de la rue M. Des ombres multiples, c’était ça. Un sentiment né de la lucidité. La conscience amère de la folie du monde, du poison confortable, de l’eau empoisonnée, de l’air vicié. L’observation consternée des rapports hystériques entre adultes infantiles. Ces guerres ricanant à la barbe de justices impossibles. L'étouffement de la vie sous les mensonges et les coups, l'éradication du stock humain jusqu’à la dernière goutte de profit. 
 
Ils le savaient, le sentaient jusqu’à marquer leur regard d’éclairs gardiens. Le mal régnait par la flemme, la peur et l’avidité. 
 
Alors écoute, écoute cette musique qui n’est plus une consolation mais le fantôme de ce qui ne peut plus être imaginé. Ecris, écris un livre qui ne sera jamais imprimé ou si peu, et si peu connu, et si mal lu par ceux qui ont perdu l’envie de la révolte et du cheminement. Reposez-vous, amants, aux heures laissées en jachère par la machine. Reposez-vous au milieu de ce bien-être. Combien de fois, chaque soir, vos regards – au moins cela ! – se croisent, se mêlent afin de ne pas succomber aux mensonges de cette paix trafiquée. Tout et tous en guerre contre tous. Vous le savez et refusez de vous mentir. Il n’y a que vous, si faibles mais ensemble, pour ne pas succomber aux mensonges et aux peurs de la bouche invisible. Combien de poisons décelés ? Combien de poisses insinuantes faut-il patiemment désengluer de l’esprit – si mal parfois, si hâtivement – afin de continuer à penser, à souffrir donc, le front contre le granit d’un réel à la syntaxe vacillante ? Et cette fatigue, cette peur qui n’en finissent pas de tout laminer.

Le disque est terminé. Il se lève. Cernée de ténèbres, la fenêtre lui apparaît comme un gouffre. Elle est à ses côtés, sa tête posée sur son épaule. Il sent son parfum, sa chaleur. "On va sortir, dit-elle. Il n'y a aucune raison qu'on s'enferme...".

 

Au-dessus du volcan


" Dans quels rangs imaginerait-on la faire rentrer [la jeunesse] ? Celles des luttes dites « anti-industrielles » dirigées contre les projets trop manifestement absurdes d’éradication de ce que n’avait pas encore ravagé le rouleau compresseur de l’artificialisation de la vie et des faux besoins (des zones naturelles restées en partie pré-industrielles), parce qu’elles expriment un sentiment partagé de perte irrémédiable agrègent d’autant plus vite une myriade d’opposants. 
Si les naïvetés non violentes et participatives des opposants de départ prêtent à sourire, on conviendra qu’elles sont vite balayées par le mépris des décideurs et la violence des pouvoirs. On laissera aux versaillais qui éructent ces jours-ci leurs appels à la répression la condescendance des assis devant les bigarrures, les cagoules et les hésitations de cette jeunesse. Les faits sont là : certes encore très minoritaire elle a déjà fait sécession avec la société. Qu’elle le subisse ou le choisisse, elle n’y a aucun avenir, elle n’en veut pas et elle n’a rien à perdre ; sauf éventuellement la vie, on vient de le lui rappeler. Ce qui va de soi pour elle, le refus de l’Etat, du primat de l’économie sur la vie, de l’artificialité technologique sur l’intensité des rapports humains, la détestation de toute hiérarchie fut-elle militante, le refus du vedettariat, la solidarité concrète entre tous les opposants quelles que soient leurs pratiques, rien de cela ne peut tromper : il s’agit de la naissance d’une conception de la vie radicalement hostile à celle qu’impose la domination.
Quand s’affrontent deux conceptions de la vie si antagoniques s’affirme aussi l’inéluctabilité du conflit central des temps à venir : celui qui va opposer les fanatiques de l’apocalypse programmée à ceux qui ne se résignent pas à l’idée que l’histoire humaine puisse finir dans leur fosse à lisier. "

On lira, ou relira, avec profit la totalité de ce texte de René Riesel et de Jacques Philipponneau sur le site Hors Sol.

On pourra aussi lire l'entretien que René Riesel donna au journal Libération en février 2001 et qui, hélas, demeure d'une cuisante actualité.

Aussi, celui donné par le même à No Pasaran en février 2000 sur la lutte anti-OGM.

Celeste


Voyage autour de mon potager


Il y a quelques mois, quand je rentrais du travail, je posais ma veste sur la chaise et, après avoir bu un verre d'eau, j'allais m'asseoir devant mon potager pour fumer la pipe.
La vision de ce carré de terre meuble m'apaisait après ma journée à l'usine. Je me nourrissais plus proprement. En bêchant, je continuais à faire de l'exercice.
J'admirais l'alignement de mes tomates - j'avais appris à distinguer les Saint-Pierre, aux formes simples, des cœur de bœuf, plus contournées. Les haricots s'étoilaient sur les tuteurs, les salades semblaient éclore à la façon des roses et la progression en rhizome des topinambours était signalée par leur tiges émergentes dont les feuilles m'ont toujours évoqué des orties.
Tirant sur ma pipe, j'aimais repérer les mauvaises herbes qu'il me faudrait enlever, travail simple et utile après une journée passée à m'ennuyer.
A genoux dans la glaise, le ciel me paraissait plus grand. La plaine sur laquelle était bâtie ma maison m'offrait un horizon paisible d'où ne surgissaient que des nuages. Je connaissais ces fantômes silencieux. Un soir de désœuvrement, j'avais appris leurs noms dans une encyclopédie.
Les cumulus, perchés dans le ciel à la façon d'un décor, me donnaient l'impression d'une journée d'été anglais. Les cumulonimbus, superbes et altiers, annonçaient des pluies violentes qu'il ne me déplaisait pas de voir s'abattre sur le jardin. Plus banals, les stratocumulus n'en étaient pas moins appréciés les jours de grand soleil : leurs formes étiolées faisaient comme des parasols au-dessus de la maison.
Souvent, Sylvie venait me rejoindre. A la tombée du jour, nous installions deux chaises devant les sillons. Une bière étrangère accompagnait ma pipe et sa cigarette. Nous évoquions les petits faits de la journée avant de parler de ce que nous ferions le lendemain.
J'éprouvais un grand plaisir à voir son profil se découper devant ce carré luxuriant. Il faisait bon, et son parfum se mêlait parfois aux senteurs des tomates. Notre chat en profitait pour venir se rouler sous les tuteurs avec un air de contentement qui nous faisait rire. Au bout d'un moment, lorsqu'il se relevait et nous regardait en miaulant, il était l'heure de rentrer souper.

work in progress