mercredi 6 janvier 2016

Lettre de loin (quand on vient à pied)



Cher Vieux,


(…) Tu imagines que je connais la rengaine. On te dira : mais vous avez un boulot, de quoi vivre, des horaires réguliers, de quoi vous plaigniez-vous ? Beaucoup de gens n'ont même pas dix pour cents de ce que vous avez ! (Note que ceux qui te sermonnent emploient souvent le vocabulaire des managers.)


Que veux-tu répondre à celui qui, le plus souvent, masque le vide de sa propre existence derrière un tel discours ? Ceci dit, il suffit, pour le voir se décontenancer, de lui demander d'imaginer ce qu'il ferait s'il ne travaillait pas. La pauvreté de ses réponses aurait de quoi te fendre le coeur, mon pote.


Que veux-tu dire à ce croyant là – le culte du travail est une religion avec ses prêtres, ses bedeaux et ses fidèles – quand le ventre serré, on se rend au chagrin en se disant que ce chemin, nous le verrons encore dix mille fois avant une hypothétique retraite à petits pas ?


Comment faire comprendre à ce type qu'on s'étouffe à l'idée que notre boulot, comme des millions d'autres, contribue à la dégradation de tous les êtres ? Et tu peux juger, à l'aune des destructions actuelles, des dimensions de la pulsion de mort qui habite nos dominants.


Comment lui faire piger que nos rêves parient sur un arrêt brutal de cet ordre des choses ? Et chacun, selon son caractère ou sa constitution de rêver à un Grand Soir, à un retrait du monde dans quelque campagne épargnée, à une maladie utile ou à un héritage soudain.


Mais comment rêver à mieux quand, dès le premier pas de côté, on se retrouve face à un mur de peur entretenue dont les moellons portent les doux noms de précarité, de répression policière, de mise à l'écart, de solitude, de marginalité, de pauvreté, de qu'en-dira-t-on et de loyer à payer... (Dans cette zone mouvante, jamais fantasmes et réalité n'ont formé de couple aussi vénéneux).


Pourtant, il faut rêver et ne pas lâcher nos songes. Ceux-ci sont par trop liés à la vie. Il faut entretenir ce foyer là, alimenter l'impossible – ou ce qui semble l'être depuis les crédits qui nous sont alloués. Il faut qu'un si beau spectre continue à hanter ce qu'il reste de nos vies. Et, dans ce domaine là, toute initiative, aussi modestes soit-elle, est bonne à prendre. Car, quand bien même surviendrait l'échec, cette tentative (le bon Sartre dirait : « J'ai posé un acte ») aura produit ce sens qui manque tellement à nos vies aliénées. La lecture de l'histoire doit nous y inciter : la plus frêle des étincelles a souvent provoqué les incendies les plus salvateurs.


Il faut partager nos désirs pour ne pas rester ce rêveur isolé qu'apprécient tant nos ennemis – et qui n'a pas compris dans quelle guerre de classes nous vivons tiquera, évidemment, sur ce terme. Ici, le partage de cet art de la désertion, ce geste qui nous fait brandir l'étendard de la bonne vieille cause, l'envie d'utopie – que l'on glane ses idées dans les greniers ou dans un futur que nous aimons à imaginer – constituent les armes non suffisantes mais nécessaires de notre survie.


Vois-tu, je rêve de rassemblements informels, à la façon des Folles de mai, le soir sur des places publiques. Pas de mot d'ordre, pas de sélection, pas de pattes blanche. On arriverait, mains dans les poches, timides puis, heureux de se voir plus nombreux, on discuterait. On ne serait plus seul. Ce pourrait être inquiétant, pour nos ennemis, ces rassemblements qui s'initient avec pour seul signe de ralliement une brindille d'acajou. « Ça ne va pas : voilà pourquoi. Et voilà ce que je voudrais à la place... ».


Il s'agirait de faire corps, modestement. De rompre l'isolement. Ce serait un début, tu ne crois pas ?


Je t'embrasse,

V.


PS : J'aime assez ton blogue, il me donne parfois l'envie de reprendre le mien. Ceci étant dit, vu la catastrophe présente, je pense qu'il faudrait cesser de pleurnicher devant nos écrans. Peut-être nous faudrait-il descendre sur ces fameuses places et faire corps avant que nous n'en n'ayons plus le choix.


Roulez jeunesse...