mardi 19 janvier 2016

La première chambre des rêves


La route qui mène à Pech-Merle suit les méandres du Célé. Entre les falaises qui bordent la vallée, ce fleuve jumeau du Lot serpente entre de petits champs de maïs et quelques carrés de tabac. Travail paisible de l'eau. Nous savourons à petite vitesse la départementale. Le touriste ici, semble amicalement contrôlé par la douceur du paysage : au milieu des peupliers, les campings que nous croisons ressemblent à des fêtes de villages. A Cabreret, une trentaine de maisons s'alignent au bord de la route. Sur la droite, un panonceau métallique annonce : "Grotte du Pech-Merle, 2 kms". 
 
- Quand j'étais gamine, la montée vers la grotte me faisait déjà préhistorique, dit Mina en négociant les lacets. Je scrutais les arbres, les cailloux, la couleur de la terre et même la forêt d'yeuses qui entoure le site.
Dans un virage, un milan jaillit d’un buisson avant d'aller planer dans le vallon en contrebas.
- Je suis sûre qu'un magdalénien surgira un jour de ces bosquets...
Je sais qu'elle ne plaisante pas. Ce sont ses désirs de petite fille.
Nous arrivons sur le terre-plein d'un parking envahi par les bus et les voitures des visiteurs.
- Tu verras, dit-elle. À l'intérieur, la foule s'efface. 
 
C'est une descente de cent marches vers notre plus ancienne chambre des rêves. Des hommes ont exploré ces boyaux interminables, dessiné des saumons, des mammouths et des chevaux, laissé la silhouette de leurs mains sur les parois avant de gratter le ventre de la terre en traçant des lignes amusées dans l'argile de la grotte. 
 
Même le couple d'américains en K-Way qui nous précède a fini par se taire. Plus loin, un type blond a posé sa main sur sa bouche, comme interdit : il vient de comprendre qu'il est issu de ces microns de poudre rousse jetés sur la parois. Le petit espagnol en pull rouge qui serrait si fortement la main de sa mère n'a plus peur. Muet, il contemple les traces de pas d'un enfant de dix sept mille ans et sent confusément quel jeu fondamental et excitant ce fut de marcher dans cette obscurité. Son visage s'éclaire d'un sourire extatique : sans doute fomente-t-il l'idée de se laisser enfermer dans cette grotte pour rencontrer son frère au plus profond de la nuit. 
 
Mina ne dit pas un mot. Elle m'a prévenu : cette descente est son alcool profond. Je la regarde pendant notre parcours. Il n'y a aucun doute : ses cheveux sont faits du charbon des aurochs.

Pas de grandes envolées à la fin de la visite. Chacun gravit les marches en silence. Ce qui vient de se passer est beaucoup trop intime pour être mis en mots. Cette plongée a ramené en surface les couches profondes de notre limon. Pendant cinquante minutes, une harpe de très vieilles sensations a joué lorsque nous avons collé nos lèvres au premier souffle de la nuit. 
 
En surface, devant l'entrée de la grotte, une buvette propose des sodas et des cartes postales. Retour au présent. Comment pourrait-il en être autrement ? Mina me tend les clefs sans prononcer un mot. Nous repartons en silence, le pare-brise poudré d'or par le soleil couchant. 
 
- Voilà pourquoi je peins, finit-elle par lâcher au moment où nous abordons les premières maisons de Figeac.
J'engage la voiture dans la montée qui quitte la ville. Mina se rencogne contre la vitre et s'endort presque immédiatement. Il est huit heures et le soleil, bien loin de disparaître, effleure encore le sommet des arbres.

Je pense à Pech Merle. C'est aussi simple que ça, tellement évident que plus personne n'y songe. Cette grotte me ramène à l’encoche d'où nous avons jailli, seuls, sans nom, trébuchants sous la lumière, et voilà ce qu’elle me chuchote : "Tu viens de là et le premier acte qui t'a fondé, et te fonde encore, a été de nommer cette nuit pour la peupler d'images."


Beba