lundi 8 février 2016

Luana


Double feature



Culte. A leur début, certains font ce rêve : s'approcher du soleil en de lentes discussions où le passé est revisité à l'aune de la vérité. Aventures, billets clandestins, fiascos, saillies fantômes, tromperies... Rien n'est épargné de ce culte naïf de la purge. Comme si le récit de ces avanies garantissait d'un présent qui ne laissera pas pierre sur pierre de leur désir.

Jouir, disent-ils. La jouissance qu'impose, par lavements progressifs de la sensibilité, la doxa actuelle est un éclair pauvre, dépouillé des embuscades, trébuchements et séduisantes erreurs que nous vivons quand nous nous laissons gagner par l'autre. La jouissance comme seul but nie le désir et le trésor broussailleux de ses découvertes. Jouir comme on nous y incite ( « Pas moins de trois orgasmes par semaine ! »), c'est faire rimer le plus intime avec le mot de possession – possession d'un manque qui, de toute façon, ne se livre jamais. Le désir, lui, est échappée belle, offrande de sa faiblesse à l'autre qui nous tient dans la paume de ses envies et glisse sous la notre comme une truite.
Clic. Qu'espèrent-ils trouver dans l'éther du Net, ces chercheurs d'âmes ? On précise ses critères, on mesure ses envies, on sélectionne le bon profil dans le cheptel labellisé. Sur l'écran, nait la possibilité d'une rencontre sans mystère. L'autre se doit d'être présent en pleine lumière afin d'exorciser l'irréductible différence de ce qui n'est pas soi.
La ronde. J'ai six ans. A l'école, ce matin là, nous dansons une ronde au son d'une chanson diffusée par un électrophone. Je suis obnubilé par une brune à culotte bleue qui tourne à quelques pas de moi. A chaque interruption de la chanson, nous devons nous asseoir. J'ai compris qu'il me reste quelques minutes pour manoeuvrer. Avec une patience effrayante, je réussis à me rapprocher et, lorsque la chanson s'interrompt pour la dernière fois, je suis assis à ses côtés. Son genoux touche le mien. De ma vie, jamais je ne connaitrai plus magnifique accomplissement.

Un si fragile vernis d'humanité

C'est une tarte à la crème des fins de soirée arrosée : comment devient-on un héros ? Un monstre ? Où se loge le bien ? Le mal ? Qui ne s'est retrouvé, verre en main, face à un convive tout aussi aviné que soi, qui déclare d'un ton assuré : " Moi, sous l'Occupation, eh bien je...". 
A l'heure où moult anthropologues se disputent sur la nature bienveillante ou prédatrice des premiers hominidés, là où la découverte de ce qui semblerait être le massacre d'une vingtaine d'hommes et de femmes, il y a dix milles ans, relance le débat entre rousseauistes bon teint et partisans du "Que voulez vous, c'est comme ça, madame", le livre de Michel Terestchenko tente de répondre à cette question en montrant d'abord combien est stérile l’opposition entre la croyance dans l’égoïsme « naturel » de l'être humain et dans celle de l'altruisme comme sacrifice. Ce n’est pas par « intérêt » que l’on tue ou que l’on torture, ni par pur altruisme qu’on se refuse à faire le mal.
Marchant, à sa façon, sur les traces d'une Hannah Arendt au procès d'Adolf Eichmann, Terestchenko, à partir de recherches en psychologie sociale, et en s’appuyant sur des exemples historiques, montre que héros et bourreaux ne sont pas des gens exceptionnels. A l'image de Franz Stangl, commandant du camp d'extermination de Treblinka ou de Marie et André Trocmé qui, à Chambon-sur-Lignon sauvèrent près de 5 000 juifs avec l'aide de la population du village.
Phénomène troublant : si l'auteur se montre très disert sur les raisons qui font basculer un homme vers le mal, il est plus emprunté lorsqu'il s'agit du bien. Ainsi, pour aller vite, et à l'aune des exemples qu'il donne, Terestchenko montre que faire le bien résulte de la fidélité à soi, de l'obligation, ressentie au plus profond de soi, d'accorder ses actes avec ses convictions en même temps qu'avec ses sentiments. Parfois même, il s'agit plus simplement encore, d'agir en accord avec l'image que l'on a de soi indépendamment de tout regard ou jugement d'autrui et de tout désir de reconnaissance.
Comme le dit Michel Terestchenko : « Seul celui qui s'estime et s'assume pleinement peut résister aux ordres et à l'autorité établie, prendre sur lui le poids de la douleur et de la détresse d'autrui et, lorsque les circonstances l'exigent, assumer les périls parfois mortels que ses engagements les plus intimement impérieux lui font courir. »
Certes, Michel, certes... Visiblement, nos soirées arrosées par ce thème pourront durer jusqu'à l'aube.