mercredi 17 février 2016

Franchir la ligne rouge ?




Un camarade m'a transmis ces extraits du livre de James Jones, Mourir ou crever (Stock, 1962) dont le cinéaste Terence Malick a tiré son chef d'oeuvre : The thin red line. Chacun se reconnaîtra...

Ce livre est joyeusement dédié aux plus grandes et aux plus héroïques des entreprises humaine : la Guerre et l’Art de la guerre ; puissent-elles ne jamais cesser de nous apporter le plaisir, l’excitation et la stimulation dont nous avons besoin, ni de nous fournir les héros, les présidents et les chefs, les monuments et les musées que nous leur érigeons, au nom de la Paix
*
Le sergent-chef Welsh… n’arrêtait pas de murmurer tout bas, tout en souriant sournoisement à Fife : « La propriété. La propriété. Tout pour la propriété. » Parce que ce n’était pas autre chose, c’était ça et pas autre chose. La propriété de celui-ci, ou de celui-là. D’une nation ou d’une autre. Tout avait été commencé, tout continuait, pour une histoire de propriété. Une nation voulait, estimait avoir besoin, avait peut-être vraiment besoin, d’une propriété accrue ; et le seul moyen de l’obtenir, c’était de la prendre à une autre nation qui y tenait, tiens donc. Il n’existait plus de propriétés libres, sans propriétaires, sur cette terre, et voilà tout. C’était ça et pas autre chose. Welsh trouvait cela prodigieusement amusant. « La propriété, marmonnait Welsh pour lui-même trop bas pour que d’autres puissent l’entendre, tout pour la propriété. 
*
Ça finirait certainement un jour, sûrement par la victoire – à cause de la production industrielle. Mais cet instant dans le temps n’avait aucun rapport avec les hommes engagés dans ce combat précis. Certains en réchapperaient, mais aucun individu ne pouvait être sûr de survivre. Il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond dans la façon de compter. Toute l’entreprise était trop vaste, trop compliquée, trop technique pour qu’un individu y ait sa place. N’importaient que les collections d’individus, les masses humaines, les nombres d’hommes. Le poids d’une telle proposition était accablant, presque trop lourd à supporter, et Bell aurait aimé en détourner son esprit. Des hommes libres ? Ha !... Un mythe à la con, oui ! Des masses d’individus libres, peut-être…


Le reste du temps, Storm avait eu les miches à zéro. Et la corrida, le spectacle, le défi, l’aventure de la guerre, ils pouvaient se torcher le cul avec. Tout ça, c’était peut-être très bien pour les officiers de camp et le haut État-major qui tirait les ficelles, et décidaient de ce qu’on ferait ou non. Mais tous les autres n’étaient que des outils – des outils avec un numéro de série, un matricule bien marqué dessus. Et Storm n’aimait pas être un outil. Surtout quand l’outil risquait de se faire tuer ! Et merde pour l’organisation.
*
– Mon lieutenant, je pense qu’on a eu assez de pot. On s’est pas trop mal démerdés… Quant à ce que je sens, déclara Culn sans se fâcher, l’Armée ni personne ne me paye une « prime de sentiment ». Alors je me dis comme ça que j’ai pas à sentir. Je me dis comme ça que n’aurai pas de sentiment sauf ce qui est absolument nécessaire. Sentiments minimum. Demain, ça risque d’être salement duraille, mon lieutenant. Vous savez ça ?


Une autre citation de Culn eut beaucoup de succès et les hommes la reprirent tous à leur compte : Ils diront ce qu’ils veulent, je ne suis pas un rouage dans une machine. Cela avait été une pensée, et non quelque chose qu’il avait dit tout haut au Pénible, mais cela exprimait à la perfection ce qu’ils éprouvaient tous, et ce qu’ils avaient besoin de croire. Ils reprirent le mot, ils l’appliquèrent chacun à sa propre situation, et ils y crurent. Ils n’étaient pas des rouages dans une machine, quoi qu’on en dise. Un seul examina le propos de plus près. Et il n’alla pas bien loin, parce qu’il avait ses propres soucis.
*
Pas des rouages dans une machine ? Ils n’étaient pas des rouages dans une machine ? Ils se prenaient pour quoi, alors ? Leur désir, leur besoin de croire était pathétique et le choc lui fit examiner à nouveau l’autre propos, la philosophie. Et il l’a trouva soudain toute différente. Pas de sentiments ? Ne rien sentir ? Ne rien sentir si on n’était pas payé pour ? Pas de souci sans prime de Souci ? Mais qu’est-ce qui leur arrivait ? Et à lui-même ?
*
Un jour, l’un de ceux-là écrirait un livre sur toutes ces histoires, mais aucun des autres ne pourrait y croire, parce qu’aucun d’eux ne se les rappellerait de la même façon. 
*

Le chant du monde


La colline était couverte de grandes yeuses crépues, couleur de fer. Elle avait une odeur de terre déjà sèche. Elle était comme un moyeu avec tous les rayons du soleil rouant autour d'elle. Le radeau entra dans son ombre. La crue du fleuve avait rempli tout un vallon. C'était un port dans des châtaigniers. Les feuillages trempaient dans l'eau. Au fond de l'anse, trois sapins adolescents luisaient au bord d'un pré. Un ruisseau silencieux comme de l'huile coulait dans de la mousse noire. Sur ce rivage, l'eau du fleuve dormait. Elle clapotait doucement dans les branches des arbres. L'air paisible était tout criant du grésillement des courtilières, des grillons et des sauterelles.

Jean Giono, Le chant du monde.

Simon Leys




Dans son beau recueil de texte intitulé Le studio de l'inutilité, Simon Leys, qui est aussi l'auteur d'un des plus beaux textes sur George Orwell que je connaisse – Orwell ou l'horreur de la politique – parle ainsi d'Henri Michaux :

Les artistes qui se contentent de développer leurs dons n'arrivent finalement pas à grand-chose. Ceux qui laissent vraiment une trace sont ceux qui ont la force et le courage d'explorer et d'exploiter leurs carences. Dès le début, Michaux en eut l'intuition : "Je suis né troué", et il sut en tirer parti avec génie. "J'ai sept ou huit sens. Un d'eux : celui du manque (...) Il y a de ces maladies, si on les guérit, à l'homme, il ne reste rien". Aussi faut-il bien prendre ses précautions : "Toujours garder en réserve de l'inadaptation." Mais sur ce chapitre, de naissance, il était bien équipé.