mardi 3 mai 2016

Banalités de base (2)


2. Métèques et déclassés volontaires

« La vraie nouveauté, c’est qu’un nombre croissant de gens rejoignent le néoprolétariat par choix, parce qu’ils refusent la culture de la nanoseconde. De plus en plus de jeunes ont tendance à refuser de grimper les échelons, à préférer plus de temps libre à plus d’argent, à transformer leur emploi à plein temps en emploi à temps réduit et à se débarrasser de l’éthique du travail. »  
Peter Glotz, Die beschleunigte Gesellschaft, 1999.

Rien – aucune savante expertise, aucune position sociale dominante, aucune responsabilité politique majeure, aucun pouvoir spirituel reconnu – ne nous autorise à porter un regard sans concession sur le monde contemporain, hormis l’obligation qui nous est faite de composer avec lui, d’occuper une place en son sein. Nous nous déterminons en tant qu’homme « réels » qui déplorent de n’avoir pas la liberté de choisir le monde dans lequel ils souhaitent vivre. Et si nous nous plions à un rituel de présentation étranger à notre conception de l’homme1, qui consiste à décliner son statut social, ce n’est pas au nom d’une fatalité qui condamnerait tout individu à reproduire les structures mentales et dispositions d’esprit qui lui ont été inculquées par son groupe d’appartenance. C’est parce que nous sommes conscients que la structure de classes joue un rôle décisif dans le présent naufrage de la société, de l’humanité et de la nature. Nous n’ignorons pas non plus le poids de ce conditionnement social et idéologique sur la conscience et l’image que chacun a de lui-même. Mais nous sommes convaincus, et nous avons la prétention de le prouver par notre mode de vie et de pensée, que la dissidence est non seulement possible mais nécessaire. 

En conséquence, si nous rejetons le monde dans lequel les hasards de la vie nous ont immergés, ce n’est pas parce que nous appartenons à des titres divers à la classe des « néo-petits-bourgeois intellectuels ». Il s’agit là sans doute de notre statut tel que pourrait l’établir un sociologue, mais cette appartenance ne détermine en aucune façon notre engagement ; c’est plutôt ce dernier qui nous a conduits à occuper cette position sociale comme un pis-aller. En tout état de cause, nous ne nous sentons aucune affinité ni aucune communion de pensée avec ces intellectuels, professionnels stipendiés, qui se complaisent dans leur rôle de « mercenaires du capital ».

Nous savons que nous ne pouvons pas nous affranchir ni nous abstraire complètement du monde dans lequel nous vivons ; et nous n’ignorons pas qu’il serait illusoire de prétendre nous en sortir individuellement, égoïstement, sauf à jouer cyniquement de sa règle infernale – « Que les meilleurs gagnent, et que les autres crèvent ! » – et à participer ainsi à l’exclusion des « perdants ». C’est la raison pour laquelle, contraints de vivre dans une société qui n’offre comme idéal de vie qu’une lutte sans fin pour se tirer d’affaire nous refusons l’idée même de réussir. Nous veillons simplement à assurer notre survie économique sans zèle excessif pour ne pas courir le risque de piétiner nos semblables et de contribuer à la perpétuation d’un système que nous abhorrons. Le temps et l’énergie que nous ne consacrons pas à cette course du rat, nous en disposons librement pour jouir de la vie autant que faire se peut, et pour armer notre critique de ce système technico-totalitaire qui martyrise le vivant. Nul ne sort plus des rangs pour danser sur le volcan, à moins qu’il ne soit déclassé.

Malgré des sensibilités et des itinéraires de vie très différents, nous nous sommes retrouvés liés par le désir partagé de « danser sur le volcan ». Cette convergence exprime une même attitude réfractaire à la civilisation industrielle, mais aussi le même scepticisme à l’égard de ceux qui professent doctement sa contestation. Nous avons le sentiment que le monde moderne nous met dans la position des métèques au sens grec du terme, dans la mesure où il nous reconnaît formellement le statut d’hommes libres mais sans nous permettre de nous comporter comme des êtres réellement autonomes et capables d’être les acteurs de leur propre histoire et de leur propre vie. 

Aucun de nous ne croit au jeu politicien ni n’est membre d’un parti, d’un groupuscule ou de toute autre organisation du même tonneau ; aucun de nous ne se sent l’âme d’un militant, ce triste ascète du devoir citoyen. Et tous nous doutons des vertus du suffrage universel, de la démocratie dite représentative, au point pour certains de fuir les isoloirs comme la peste. Le cirque électoral nous paraît d’autant plus dérisoire que nous mesurons la puissance délétère de la société industrielle et l’ampleur des bouleversements qu’exigerait la création d’un monde harmonieux à la dimension humaine. On ne saurait espérer qu’un programme aussi radical soit défendu par des partis dont l’existence est lié aux intérêts de la domination, ou par des apôtres du grand soir qui se proposent de gérer, voire d’autogérer, en lieu et place des capitalistes et de leurs technocrates, le système tel qu’il est.

1 A cet individu défini par le monde de la marchandise, nous opposons « l’homme réel, l’homme de chair dressé sur la terre ferme et ronde et abreuvant ses poumons de toutes les forces de la nature », Marx, Manuscrits de 1844.