dimanche 8 mai 2016

Banalités de base (3)



3. Genèse de la désolation

Si chaque avancée technologique considérée séparément semble désirable ,  le progrès technologique dans son ensemble restreint continuellement notre liberté.  

Theodor Kaczynski, La société industrielle et son avenir.

Ce monde-là est le produit d’une longue histoire. Ses prémices apparaissent dès le XIIe siècle, au moment où l’Europe occidentale connaît sa première révolution urbaine qui offre à la bourgeoisie naissante le théâtre de son épanouissement. A la Renaissance, la constitution des Etats modernes, l’alliance entre la grande bourgeoisie et les Princes, la montée des valeurs bourgeoises et les débuts de la technoscience, dessinent les contours du nouvel ordre social. A la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, l’accès au pouvoir de la bourgeoisie combiné à la révolution industrielle marquent symboliquement l’avènement d’une nouvelle civilisation, moderne et capitaliste, qui, brisant les « entraves » dressées par la tradition, est supposée embarquer l’humanité dans un mouvement illimité de progrès généralisé. L’amélioration du sort des travailleurs salariés tardant à se manifester, les chantres du capitalisme industriel, mais aussi ses contempteurs présumés les plus radicaux – à commencer par Marx – ont expliqué aux ouvriers que le temps œuvrait en leur faveur, que le développement continu des forces productives créait inexorablement les conditions matérielles de leur émancipation : en bref, qu’ils devaient prendre leur mal en patience.

Pour étayer leur entreprise de légitimation de l’ordre capitaliste, les idéologues bourgeois ont nourri leurs discours de l’imaginaire de la modernité, conçu au XVIIIe siècle à partir des valeurs des Lumières. Il était dit que « les progrès de l’esprit humain » allaient entraîner une spirale vertueuse enchaînant selon une séquence logique, l’essor des sciences et des techniques, la domination rationnelle de la nature par l’homme, la résolution du problème de la rareté, l’amélioration des conditions matérielles d’existence de l’ensemble de l’humanité, le bonheur, la paix et la fraternité universelles. Après deux siècles d’expérimentation, nous pouvons faire ce constat : non seulement, aucune de ses promesses n’a été tenue, mais c’est l’inverse du résultat escompté qui s’est produit.

Le progrès des sciences et des techniques devait être mis au service des hommes pour améliorer leurs conditions de vie : il n’existe pas une seule science qui n’ait apporté son soutien aux puissances mortifères ; quant au progrès technologique, au lieu de libérer les hommes, il les asservit au monde des machines. Ce même progrès devait les émanciper du joug de la nature : ils se sont finalement enchaînés à elle à force de la tyranniser. 

Il devait leur garantir bien-être matériel et psychique : malgré la croissance économique continue, les famines n’ont toujours pas disparu, et la misère et la pauvreté progressent dans tous les pays comme la consommation de neuroleptiques et d’antidépresseurs. Il devait créer les conditions économiques d’un nivellement social : les inégalités ne cessent de s’accentuer. Il devait affranchir les hommes de l’obligation de travailler : il produit des chômeurs et des exclus, et, dans le même temps, met des enfants au travail et exige des travailleurs une disponibilité qui dissout les frontières entre vie privée, vie sociale et vie au travail. Il devait faire de la femme l’égale de l’homme : quand il ne lui offre pas le travail salarié comme moyen de s’émanciper, il la traite comme un objet sexuel. Il devait policer les hommes, les rendre solidaires et faciliter leur intégration politique : la perte du sens moral et l’individualisme menacent la cohésion sociale, tandis que l’exercice du pouvoir demeure l’apanage d’une minorité, d’une « oligarchie libérale » dit Castoriadis. Il devait mettre fin à la mort sous ses formes violente et naturelle : à Auschwitz, Hiroshima et Nagasaki, il a pratiqué la mort industrielle, et depuis il fait planer sur l’humanité entière la menace de l’holocauste nucléaire ; et il lui faut à présent faire face aux maladies dites émergentes et nosocomiales, aux suicides des jeunes et des vieux. L’extension de ce mouvement à l’ensemble de la planète devait déboucher sur la paix et la fraternité universelles : le siècle dernier a connu deux guerres mondiales, quelques génocides, une multitude de conflits sanglants, et le nouveau perpétue cette sinistre tradition ; par ailleurs, en généralisant le niveau et le mode de vie occidentaux à tous les êtres humains, il a ravagé notre écosystème de façon parfois irréversible.